شبكة الإستخبارات الإسلامية

La fabrication de l'ennemi interieur

Quand on attaque le sauvageon, il brûle des voitures et fait grimper les chiffres de la délinquance… c’est pas bon
Quand on attaque l’anarcho-autonome qui plante des fromages de chèvre à Tarnac, il se défend bien sagement devant les tribunaux et tout le monde se fout de vous… pas bon non plus.
Il reste qui alors, comme bouc émissaire qui ne peut se défendre ?
Ben tiens ! Les gitans !!! Tout le monde les déteste, alors c’est du tout bénef !!!
C’est pas nouveau… il y a un an déjà, Matthieu Rigouste décortiquait la stratégie d’Hortefeux, Besson, Sarkozy et consorts.


A noter que l’ouvrage cité, de Carlos Marighela, Manuel du Guerillero Urbain est disponible en PDF dans la Bibliothèque de Libertes & Internets – ou alors directement via le lien suivant : https://www.humyo.com/FSgXWzm/BIBLIOTHEQUE/ACTIVISM/carlos_marighela_manuel_du_guerillero_urbain.pdf?a=excx6v1Ecps
[Matthieu Rigouste - Article 11 - 10/10/2009]

C’est une très fouillée et méthodique démonstration. En L’Ennemi Intérieur, le chercheur Mathieu Rigouste décrit comment une stratégie militaire totale, cette Doctrine de la guerre révolutionnaire mise en œuvre par la France dans ses guerres coloniales, a progressivement contaminé les champs politique et médiatique, jusqu’à devenir une pratique officieuse de maintien de l’ordre social. Il en reparle ici. Entretien.

Il est tapi. Prêt à bondir. Affairé à saper les bases de la société française, bacille sournois dissimulé en son sein. Il affiche le teint basané, vient d’une autre contrée, affiche des convictions politiques jugées radicales, fréquente la Mosquée, lit des livres pernicieux, porte un jogging et des baskets, est dangereux, vit en communauté, participe aux poussées de violence urbaine, est la cinquième colonne, les germes du désordre, la chienlit, la montée des périls. Il est fellagha, bolchévique, immigré post-colonial, gauchiste, révolutionnaire tiers-mondiste ou anarcho-autonome. Il est…

Il est tout cela à la fois, et puis rien du tout. Il est l’ennemi intérieur, figure qu’il conviendrait de purger, bouc émissaire désigné à la vindicte générale pour légitimer la coercition et rationaliser le contrôle social. Cette création fantasmée du pouvoir s’est vue institutionnaliser par la Doctrine de la guerre révolutionnaire, théorie et pratique de la terreur conçues par l’armée française pendant les guerres coloniales – à commencer par la guerre d’Algérie – , doctrine d’État un temps officielle (de 1953 à 60) avant que d’être désavouée mais de continuer clandestinement à irriguer les mondes militaire, politique et médiatique. Corpus idéologique complet autant que codification des pratiques – de l’emploi de la guerre psychologique à l’usage de la torture en passant par le quadrillage militaro-policier du territoire, les assassinats ciblés et la mobilisation de l’ensemble du corps social – , la Doctrine de la guerre révolutionnaire a profité du contexte de la Guerre Froide pour se répandre partout, plébiscitée par les militaires anglo-saxons dans les années 60, mise en œuvre contre les mouvements de libération et les tentatives d’émancipation dans l’Amérique Latine des années 70 et 80. En France-même, son officielle mise à l’encan par De Gaulle ne l’a pas empêché de continuer à prospérer, idéologie officieuse du maintien de l’ordre sous tous les régimes. De la tuerie du 17 octobre 1961 à la répression post-68 par Marcellin. De la première mise en avant de la « menace migratoire » au plan Vigipirate. De l’agitation de la menace terroriste à la lutte contre l’islamisme. De la guerre dans les quartiers au très récent péril anarcho-autonome.

Tu as compris – sans doute – que je souhaitais te parler de l’excellent livre de Mathieu Rigouste, L’Ennemi Intérieur, la généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France coloniale

Tu me pardonneras – j’espère – cette introduction un tantinet poussive, tant il n’est pas simple de résumer en quelques lignes un travail remarquablement fouillé et argumenté. Tu mettras – surtout – les éventuelles obscurités de ce préambule sur mon compte, quand l’ouvrage de Mathieu Rigouste est lumineux et cohérent, démonstration magistrale de cette contamination des cercles du pouvoir par la Doctrine de la guerre révolutionnaire. S’appuyant sur le fond d’archives (encore jamais exploité) de l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale (IHEDN), une structure « civilo-militaire chargée de promouvoir l’esprit de défense », ainsi que sur des publications de la presse militaire – Défense Nationale, Défense et La Revue de l’IHEDN – , il démontre parfaitement comment cette figure de l’ennemi intérieur, imaginée par les hommes en armes, est récupérée par les champs politique et médiatique. Il fait travail d’historien, de chercheur, et décrit nos mondes passé, présent et à venir, extension généralisée du contrôle et main-basse croissante sur nos vies. Il en parle mieux que moi, surtout .

La publication de ton ouvrage, début 2009, n’aurait pu « mieux » tomber : l’affaire de Tarnac est venue comme une parfaite illustration de ton travail. Dans la logique de création de l’ennemi intérieur, tu penses que les manipulations étatiques de ce genre vont se multiplier ?

En fait, la publication est tombée juste après un nouvel essai de réglage de la fonction bouc-émissaire : sur la figure de « l’anarcho-autonome ». Mais ce mécanisme de la machine à purge continue depuis bientôt vingt ans à fonctionner sur un double réglage : les figures de « l’islamo-terroriste » et du « barbare de cité ». L’affaire de Tarnac ne fait que reformuler et appliquer exceptionnellement, pour l’instant, un type de montage habituellement réservé aux non-blancs pauvres et de manière permanente. Comme la logique sécuritaire, qui tend à reformuler et appliquer en continu à « la population » des méthodes de guerre conçues contre « les populations colonisées ». S’il y a manipulation, il faut le comprendre dans un sens technique, comme un ajustement. Les montages médiatico-politiques sont des utilisations particulières de machines de pouvoir qui fonctionnent en permanence, reliées aux machines économiques et industrielles. Tant qu’une forme de pouvoir est en place, ses machines évoluent, mais elles continuent de fonctionner et de dysfonctionner.

L’actualité récente a remis en avant l’incrimination d’ »association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroristes », déjà utilisée contre les suspects prétendument islamiques dans la deuxième moitié des années 1990. L’instrumentalisation du droit est une facette de la guerre contre-révolutionnaire ?
 
L’instrumentalisation du droit et de la justice est normale. Ce sont des institutions, des instruments de gouvernement, des appareils d’État. Ils reflètent nécessairement l’état des rapports de forces. Bref, même sans les doctrines contre-subversives, les institutions judiciaires et juridiques sont l’expression d’un modèle de domination et d’un rapport de classe. Mais tout un pan de la doctrine de la guerre révolutionnaire, dès l’Indochine, c’est-à-dire avant même d’être vraiment formulée comme doctrine, consiste effectivement à dire, au gouvernement et à l’OTAN : pour mener une guerre dans la population, il faut libérer l’armée des contraintes « démocratiques », créer des régimes d’exception dans le droit voire déléguer à l’armée l’autorité civile et la police. C’est vraiment en Algérie que les « libertés publiques » ont posé un problème à ce qui devenait l’antiterrorisme, parce que l’Algérie, à la différence de l’Indochine, c’était des départements français. Il fallait inventer un régime de la guerre intérieure qui ne déstabilise pas l’ensemble du pays et puisse s’appliquer à une partie seulement du territoire et de la population. Un nouveau « régime » de fonctionnement pour les chaines de production de l’ordre.

«  Même sans les doctrines contre-subversives, les institutions judiciaires et juridiques sont l’expression d’un modèle de domination et d’un rapport de classe. »

Ça a été l’œuvre de la Ve République. La cinquième constitution, créée par de Gaulle, consacre la possibilité de s’octroyer en permanence les pleins pouvoirs, et la déclaration d’État d’urgence permet de faire la guerre intérieure, sur une partie du territoire. Bien évidemment sur les territoires d’exception. Le fait qu’il a été décrété une nouvelles fois en Nouvelle Calédonie en 1986, puis appliqué aux « zones sensibles » pendant les révoltes de l’automne 2005, semble indiquer que les quartiers populaires sont considérés comme les nouveaux territoires de la guerre intérieure, les nouveaux laboratoires du commandement, au même titre que les anciennes colonies.

Tu présentes la guerre coloniale comme « une matrice institutionnelle » des pratiques de maintien de l’ordre passées (après la guerre d’Algérie, donc) et actuelles. Cela explique le silence autour de la question coloniale, le peu de cas qui en est fait dans les débats politiques et historiographiques ?
 
Ce silence a commencé à être rompu au début des années 1990, justement quand l’idéologie identitaire et la pensée contre-subversive ont remplacé les dogmes (et les réseaux qui les portaient) qui s’étaient installés dans la guerre froide, contre l’ennemi soviétique. Dans le même temps, une nouvelle génération est apparue dans le monde universitaire et sur la scène politique, qui mettait en cause certaines continuités du colonial dans la France d’aujourd’hui. La question postcoloniale a bien été posée, même si elle est toujours bouillante. Et comme pour l’armée qui n’a plus rien à voir avec une Grande Muette et qui communique en permanence, je crois qu’on assiste à un mouvement de réhabilitation de l’expérience coloniale plutôt qu’à du silence. Voir la loi sur le rôle positif de la colonisation ou l’importance du lobby d’historiens et de militants qui disent « s’opposer à l’idéologie de la repentance » lorsqu’ils parlent des études postcoloniales. Voir toute l’idéologie humanitaire qui permet de mystifier les rapports de domination néocoloniaux.

Il vaut toujours mieux imposer une représentation que ne rien dire, c’est la base de l’action psychologique et de toute propagande. Et on peut, dans de nombreux cas, considérer les politiques culturelles comme des formes particulières de propagande d’État.

La doctrine de la contre-subversion est finalement l’un des rares succès à l’exportation de la France… Tu évoques sa grande résonance aux États-Unis, son importation au Rwanda ou en Algérie, son utilisation en Amérique Latine. Notre pays est devenu un moteur de la mise au pas de la contestation mondiale ? Avec une réelle influence ?
 
Non, plus aujourd’hui, ou disons : pas tellement plus que d’autres. Les influences sont désormais éparpillées et chaque pays, lorsqu’il expérimente une méthode de maintien de l’ordre au cours d’un conflit, devient le centre d’un intérêt international. Les « retours d’expérience » qui seront réalisés pourront avoir une influence sur l’évolution des doctrines et des techniques nationales et internationales.

Mais les modèles français gardent une renommée, on reconnaît à la patrie des droits de l’homme une certaine expertise pour mener la guerre dans et contre le peuple. Dès le milieu des années 1950, l’armée française a commencé à transmettre son expérience de la contre-subversion à ses armées alliées. A cette époque, elle a réellement eu une influence déterminante. La guerre d’Algérie, avec pour vitrine la bataille d’Alger, a constitué le premier laboratoire dans lequel a été réalisée la synthèse des techniques débouchant sur la mécanique contre-subversive. Les complexes militaro-industriels internationaux se sont emparés de cette technologie révolutionnaire à la fin des années 1960 et se les étaient appropriées à la fin des années 1970. Depuis, la France est l’un des grands pôles d’influence, parmi d’autres. La répression des émeutes de l’automne 2005 et du CPE a tout de même été considérée dans les instituts privés et officiels étrangers, comme un retour de la France parmi les experts incontestables du maintien de l’ordre.

 
La participation de la population aux opérations de pacification est un point essentiel, expliques-tu, de la doctrine de la contre-subversion. La mise en place d’un service volontaire citoyen de la police ou le récent appel aux habitants de l’Essonne à envoyer par mail des informations aux forces de l’ordre s’inscrivent dans ce mouvement ?
 
Oui, mais comme toute la dynamique sécuritaire. Le sécuritaire est une forme de pouvoir organisée autour de l’idée que « la population » est la matière qu’il faut protéger (la chair du corps national) et le milieu dont il faut se protéger (un milieu bactériologique). Il faut alors faire en sorte que la population contrôle la population. C’est lié à la rencontre de la bio-politique et de la guerre froide, du commandement colonial et de la société du spectacle. Étant confronté à des insoumissions massives et répétitives, le pouvoir ne peut pas positionner un flic ou un soldat derrière chaque personne. Il apparaît donc une question de rentabilisation du quadrillage. Il faut faire sous-traiter le contrôle de « la population » par « la population » elle -même. Il faut transformer des éléments de celle-ci en courroies de transmission.

«  Il faut alors faire en sorte que la population contrôle la population. C’est lié à la rencontre de la bio-politique et de la guerre froide, du commandement colonial et de la société du spectacle. »

La fonction bouc-émissaire, la peur en général, le libéralisme économique et politique, avec le soutien des mass-media, construisent « l’autre » comme un concurrent, une menace potentielle. Cela permet de dissocier « la population » et incite à collaborer avec l’encadrement, l’État devient un protecteur, le pouvoir une médecine, vivre devient un risque permanent, ton voisin un ennemi probable. Toutes les technologies spectaculaires permettant d’avoir accès aux « âmes et aux cœurs » vont alors être orientées dans ce sens : diffuser l’esprit de défense, diffuser l’esprit de sécurité, avec cette idée que la chair du corps national, « la population », va absorber ce vaccin idéologique et participer à l’immunisation de la nation et résister à la subversion.

À la fin de ton ouvrage, tu évoques la tentation de « militarisation du maintien de l’ordre », notamment dans les quartiers populaires. À Pittsburgh, les rares protestataires se sont vus opposer un « canon à son », dernier-né de la technologie de contrôle des manifestations et jusque-là seulement utilisé en Irak. De telles machines de guerre vont peu à peu remplacer les CRS ?
 
Elles pourront être employées, si des gestionnaires de l’ordre les considèrent intéressantes. Si une volonté de puissance s’en empare. Mais ce sont des machines, jusqu’ici elles ne remplacent pas les humains, elles n’en sont que des prolongements. Le flash-ball et les drones étaient des technologies militaires employées pour le contrôle des foules en contexte de guerre urbaine.

La militarisation n’est plus une tentation. Il y a hybridation effective dans plusieurs domaines. Des techniques, des personnels et des matériels issus des mondes policiers et militaires s’échangent et/ou fusionnent. L’un des catalyseurs principaux, ce sont les forces de gendarmerie. Dans tous les domaines, on distingue de moins en moins bien les domaines de la guerre et ceux du maintien de l’ordre. La globalisation du capital, c’est par définition ( matérialiste s’entend), une globalisation de la guerre. Elle transforme tout ce dont il se saisit, de la conquête spatiale à celle du génome, de Bagdad vers Pittsburgh, d’Abidjan vers Villiers-le-bel.

 
Autant que par la droite, le modèle de contre-subversion a été mis en place par la gauche, avec notamment les précieux concours de Mitterrand et Jospin. En ce domaine (aussi), PS et UMP ne sont que les deux facettes d’une même médaille ?
 
Les idéologies ont leur part dans les manières de gouverner et vont orienter les façons d’utiliser les machines contre-subversives et tous les dispositifs sécuritaires. Mais elles n’interviennent pas, à ce qu’on observe, dans le fait d’employer ou non ces machines. Lénine a repris la machine à terreur de Robespierre, Mitterrand les machines de contre-insurrection qui étaient là et qu’il avait déjà participé à rôder dans la guerre d’Algérie. D’autant que la plupart de ces dispositifs font partie des répertoires policiers et militaires, du coup les gouvernements passent mais les fonctionnaires restent, avec leurs psychoses et leurs techniques. Les principes de la guerre anti-subversive ont fourni les bases de nouvelles « pièces et règles conventionnelles du jeu politique ».

De ton ouvrage, il ressort une cohérence globale, une logique qui va de la bataille d’Alger à Julien Coupat, des premières révoltes des banlieues à la criminalisation des mouvements sociaux. Cela appelle une riposte collective ? Habitants des quartiers populaires et contestataires main dans la main ?
 
Je ne crois pas tellement à l’idée de promouvoir une lutte « main dans la main ». Ça ne se décrète pas. En plus « main dans la main », ça désigne deux mondes irréductibles. Il faudrait plutôt envisager que des gestes et des pratiques s’échangent et résonnent. Des gestes et des pratiques d’insoumission et de rupture. Et c’est ce qui se passe d’ailleurs, tandis que des formes d’auto-organisation émergent un peu partout, sous différents aspects. Les mondes sont compartimentés et le pouvoir ne s’applique pas de la même manière dans chacune des enclaves sociales qu’il entretient, justement pour diviser ces forces et parce qu’il les consomme à des régimes différents. Si des mondes opprimés ne s’associent pas, c’est que l’un des deux au moins n’y peut trouver de voie pour développer sa puissance, sa résistance.

Il n’y a aucun jugement de valeur là-dedans mais très sincèrement, la situation de multiple oppression et de sur-discrimination qui est imposée dans les quartiers n’a rien à voir avec ce qu’ont subi les interpellés dans l’affaire de Tarnac. Il faut bien comprendre que la France postcoloniale s’entretient sur une ségrégation économique, politique et sociale de quartiers entiers, où le simple fait d’habiter et de ne pas être très blanc t’amène à être contrôlé, parfois plusieurs fois par jour, où la violence policière et le carnage néo-libéral rongent toutes les expériences d’autonomie, où plus de 200 personnes ont été abattues par la police depuis les années 1970, où rompre l’ennui doit se faire dans le peu d’espace et de temps qui restent entre le chantier et la prison.

«  La situation de multiple oppression et de sur-discrimination qui est imposée dans les quartiers n’a rien à voir avec ce qu’ont subi les interpellés dans l’affaire de Tarnac. »

Mais il existe, de manière chaotique, donc probabiliste, des « points d’impact des colères », des lieux et des moments où les bêtes traquées se croisent, s’arrêtent et se tournent vers le chasseur. Je crois que toute transformation importante de la situation dans les quartiers ne pourra advenir que par les luttes de ceux qui y habitent. S’il y a une rupture aussi importante entre les « contestataires », j’imagine que tu veux dire « les militants, le mouvement social… » et les quartiers, que les militants se demandent pourquoi ils ne partagent plus le même territoire. En tout cas, la compassion, les conseils et les jugements sur les bons moyens de libérer les quartiers ne sont que des grandes tapes dans le dos. La domination postcoloniale et sécuritaire a créé un tel fossé entre les opprimés et les sur-opprimés, entre le peuple et le sous-peuple, qu’il n’existe plus aucune autre raison de se joindre dans un même combat, à moins de partager un territoire commun à libérer. Et ce partage abolit du même coup la dissociation entre un « monde contestataire » et un « monde des quartiers ». Dissociation aussi stérile qu’impropre puisqu’elle laisse supposer que les quartiers seraient des territoires non contestataires alors que le quotidien s’y caractérise par la nécessité de s’insoumettre constamment.

En une interview donnée à ce site, Armand Mattelart affirmait que la résistance face à la globalisation de la surveillance «  est le devoir de tout citoyen ». Tu le penses aussi ?
 
La résistance existe, par principe. C’est le contre-pouvoir, la marge d’opposition que le pouvoir tolère pour fonctionner. Comme dans une machine, des forces s’opposent à des résistances, des espaces laissés vides permettent à des rouages de s’articuler. Les résistances sont là, en permanence et partout.

Mais quand et comment naissent les offensives ? Il faudrait appliquer les principes de la théorie quantique aux sciences sociales pour le savoir, et même dans ce cas, on ne déterminera jamais que des probabilités chaotiques d’événement. Sinon, je crois que le citoyen est la chose, l’objet, la matière de l’État-nation, le sujet républicain. Le « devoir du citoyen » est donc, et c’est ainsi qu’il est défini dans les textes politiques fondateurs, de respecter la loi, son gouvernement, d’aller voter quand on lui demande, de travailler la majeure partie de sa vie, de se soumettre à la méritocratie, de tout donner pour la compétition, de participer à la sécurité du territoire et à la défense de la nation, de vivre et mourir pour la patrie et donc notamment de soutenir la surveillance, la répression et toutes les formes de coercition visant à protéger l’ordre de toute forme de subversion. Je ne comprend pas ce que Mattelart a voulu dire…

Tu crois en l’efficacité d’une contestation violente ?
 
D’abord, je crois que contester c’est déjà reconnaître une légitimité à son gardien, c’est lié à la résistance, c’est indispensable mais ça semble encore largement insuffisant. D’autre part, il me semble que la vie est une circulation intensive de forces donc de violence. Qu’est ce que veut dire « contestation non violente » ? La violence n’est pas une quantité de sang, de bleus, d’armes ou de souffrance. Je crois que faire passer l’idée qu’il existerait du politique sans conflit, qu’on pourrait s’émanciper sans allier la tendresse à la violence, appartient à l’idéologie qui domine ce monde actuellement. Choisir entre des fleurs ou des fusils, appartient aux raisons et aux passions de ceux qui se lèvent à ce moment-là et du contexte dans lequel ils se lèvent. Un sit-in avec des fleurs, si ça bloque des chars, c’est efficace, c’est une forme de violence, il suffit de voir comment le pouvoir réagit aux « occupations pacifiques » vraiment perturbantes.

 
La question de la violence ne peut pas se poser ainsi, parce que lorsqu’une résistance passe à l’offensive, qu’elle sort des marges que le pouvoir tolère, lorsqu’elle devient dangereuse et réellement menaçante pour le pouvoir en place, ce dernier envoie sa police, et si ça ne suffit pas il met en marche son armée et ouvre ses camps puis ses fosses communes. Ça fait cinquante ans que ça dure, de cette manière, partout où des États font face à des insoumissions populaires massives. La résistance irakienne fait face à ce type de pouvoir en guerre, par exemple, et j’aimerais bien voir quelqu’un aller leur conseiller des « tactiques non-violentes ». Au mieux, on le paierait d’un large éclat de rire.

De plus, la question de l’efficacité me paraît appartenir à ceux qui veulent régir et gérer, rationnellement, gouverner. Une technique n’est efficace que si son emploi convient à celui qui s’en sert et en fonction de ce qu’il veut faire. Un marteau est efficace si l’on veut planter un clou, pour tricoter beaucoup moins. Avec un marteau, tu peux faire travailler quelqu’un ou casser le genou de celui qui te fait travailler. Si tu veux te libérer, utilise tous les moyens à ta disposition, de toute façon ils seront considérés comme trop violents par ceux qui te désavouent. Tandis que leur désaveu et le monde qu’ils protègent ne seront jamais taxés de « violents » envers toi.

L’un des axiomes de la contre-subversion, démontres-tu, est de mettre en scène le désordre pour mieux prétendre ramener l’ordre : le pouvoir n’a t-il pas intérêt à toute radicalisation de la contestation ? Parallèlement, n’a t-il pas tout autant intérêt à ce que cette contestation reste dans de gentils clous ? Bref : on est perdant quoi qu’il arrive, non ?
 
Le pouvoir n’a pas vraiment d’intérêt, il est, il fonctionne, c’est un rapport de forces dynamique. En revanche, les fractions de classe qui sont aux commandes des machines de contrôle et de séduction trouvent un intérêt à rester en place et à faire du profit. La limite se pose là. Tant qu’un phénomène de « résistance » reste dans les cadres d’un contre-pouvoir tolérable par le pouvoir, alors il lui sert de prétexte et de support. L’enjeu réside dans notre créativité, dans l’invention de formes de vie et de rupture ingouvernables, c’est-à-dire qui ne se laisseront pas saisir comme « contre-pouvoirs » ou « contestation », qui ne se laissent jamais saisir du tout.
De toute manière, le pouvoir tente de s’approprier tout ce qui bouge, un acte n’a pas de valeur en soi dans le schéma sécuritaire, une émeute peut tout autant servir la contre-insurrection que la fragiliser. On retrouve parfois des agitateurs policiers et de sincères activistes qui soufflent sur les mêmes braises. Il faut garder en mémoire que la logique interne du système auquel nous faisons face est de maintenir la légitimité du souverain auprès de ses sujets et de préserver l’ordre économique et social qui emploie le vivant comme une matière première de la production de profit. La question des moyens se pose à ce niveau, pas en fonction de l’instrumentalisation possible. Il faudrait selon moi créer des formes de vie autonomes, auto-organisées, libres, solidaires et heureuses, offensives face à ce système et nous permettant d’exister par nous-mêmes, au-delà de lui.

«  Il faut garder en mémoire que la logique interne du système auquel nous faisons face est de maintenir la légitimité du souverain auprès de ses sujets et de préserver l’ordre économique et social. »

Sur ce site toujours, Éric Hazan liait l’affaire de Tarnac, les révoltes dans les quartiers populaires et les émeutes grecques pour dresser ce constat : « Le pouvoir pète de trouille. » Pour toi aussi, la peur est – d’une certaine façon – dans leur camp ? De façon plus large, la peur serait la seule raison de la construction de l’ordre sécuritaire ?
 
Je ne crois pas que « le pouvoir » ait des émotions, pour les mêmes raisons qu’au-dessus. En revanche, les fractions de la classe dominantes en ont, et de ce point de vue, je ne suis pas persuadé qu’elles pètent de trouille même si, c’est lié à leur position, elles passent leur temps à se protéger et se défendre. Elle sont dans une posture narcissique, c’est normal.

L’ordre sécuritaire est basé sur une gestion rationnelle, médiatique, industrielle des peurs collectives. C’est une des fonctions indispensables à sa conservation. Comme toutes les formes de pouvoir, il est en fait la rencontre de deux rêveries dans l’inconscient des fractions de classe dominantes : la peur du chaos, de l’incontrôlable et de l’imprévisible qui les destituerait et un désir de puissance sans limite ; la rencontre d’une paranoïa et d’un exhibitionnisme. Est ce qu’on n’ est pas à la fois « paniqué », « mégalo » et « exhibo » lorsqu’on monte sur scène ? Sur la scène du commandement, il y a des paniqués, des mégalomanes, des exhibitionnistes, des psychopathes… On se perd en se demandant s’« Ils ont peur de nous ». Gardons à l’esprit que le maintien de l’ordre a objectivement besoin d’inspirer la peur et de la distribuer entre les gouvernés. Et rappelons-nous que nous perdons chaque fois que nous avons peur, qu’ici commence l’auto-sujétion, pilier de l’ordre médiatico-sécuritaire.

 
En ton introduction à l’ouvrage de Marighella, le Manuel du guérillero urbain , tu expliques qu’il y a eu une circulation paradoxale de ce livre, que les conseils de l’auteur ont très vite été récupérés par ceux qui menaient la guerre contre-révolutionnaire, en Amérique Latine et ailleurs. Est-ce qu’il ne nous reviendrait pas de faire la même chose, retourner les armes de l’ennemi contre lui ? Comment ?
 
Les armes de la contre-insurrection ? Non, je ne crois pas. Ce que j’essaie de dire dans cette introduction, c’est justement que si une guérilla, comme celle de Marighella, entre dans un rapport de concurrence mimétique avec son ennemi, c’est-à-dire, emploie ses armes, elle finit par lui ressembler. Du coup, soit elle reconstruit un État, une structure autoritaire et hiérarchique, soit elle finit écartelée. Parce qu’en vérité, elle court après la conquête du gouvernement.

Ce qui s’invente de radicalement nouveau au Chiapas, par exemple, c’est la possibilité de créer des formes de vie plus justes, plus libres, plus heureuses, justement parce qu’on a décidé de ne pas s’employer à prendre l’État. Lorsque le partisan Marighella organise des moyens spéciaux pour traquer les infiltrés dans son organisation, il met en place des structures spéciales, secrètes, où des gens ont plus de pouvoir et d’importance… et qui vont se constituer en avant-garde de l’Organisation. En se réappropriant les armes de la contre-insurrection, il laisse émerger un proto-État. C’est là que recommence l’État. Il semble que celui qui copie son ennemi, s’il réussit, finit par prendre sa place.

«  Ce qui s’invente de radicalement nouveau au Chiapas, par exemple, c’est la possibilité de créer des formes de vie plus justes, plus libres, plus heureuses, justement parce qu’on a décidé de ne pas s’employer à prendre l’État. »

«  Si tu combats avec les armes de ton ennemi, tu finiras comme lui », disait Nietzsche. En tout cas, s’il se trouve des armes à piller chez l’ennemi, il faut sans aucun doute les réajuster et s’en servir différemment. Du coup, ce ne sont plus vraiment les mêmes armes. Si je considère les formes de pouvoir hiérarchiques et autoritaires comme une partie essentielle du problème, je ne peux pas tenter d’inventer autre chose en reprenant les formes de ce qui m’étouffe. S’organiser en reproduisant des hiérarchies et des rapports autoritaires, c’est commencer à participer à la continuation de ces pratiques. Si l’on parle bien du même ennemi, disons l’oppression et l’aliénation sous toutes leurs formes, que peut-on bien trouver d’autre dans cet arsenal que des techniques d’oppression et d’aliénation ?

Pour ma part, je cherche des armes de libération et des formes de vie épanouissantes. Je crois dans la rupture, dans l’insoumission, dans l’autonomie et la solidarité, dans la multiplicité des tactiques et l’entraide. Je crois que l’ensemble du problème continue de tourner autour du travail et du système de production. Qu’il faut créer les moyens d’arrêter de travailler pour cet ordre des choses et de commencer à œuvrer collectivement pour le bonheur et l’émancipation du vivant. J’imagine des communes libres et auto-organisées, librement fédérées entre elles et qui coopèrent pour se défendre face à tout ce qui voudrait les dominer et dominer à l’intérieur de chacune d’elles.

http://www.article11.info/spip/spip.php?article571#nb1
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