Par Christopher Rhoads,
Après son baccalauréat en 1993, Arik Czerniak s'est inscrit à un programme militaire israélien secret appelé Talpiot. Institution la plus sélective du pays, elle admet 50 étudiants par an et les forme en physique, informatique et autres sciences. Sa mission est de créer des dirigeants innovants, férus de technologie, capables de transformer l'armée d'Israël.
A la fin de la formation, M. Czerniak prit un chemin différent : il contribua à lancer Metacafe Inc., une compagnie online qui permet aux utilisateurs de poster des vidéos courtes, comme par exemple le clip d'un écureuil acrobate ou d'une femme en bikini faisant le saut de l'ange.
Maintenant, à 32 ans, M. Czerniak passe le plus clair de son temps dans les nouveaux bureaux d'une compagnie israélienne à Palo Alto, Californie.Trois décennies après que Talpiot ait été fondé pour moderniser l'armée israélienne, le programme a créé un sous-produit imprévu – une légion d'entrepreneurs qui ont permis à Israël de devenir un poids lourd technologique.Avec un peu moins de sept millions d'habitants, Israël a plus de compagnies inscrites au Nasdaq que tout autre pays sauf les Etats-Unis. Son démarrage a attiré près de 2 billions de dollars en capital-risque au cours des deux dernières années, à égalité avec le montant levé pendant la même période au Royaume-Uni, pays beaucoup plus grand. Les compagnies israéliennes sont devenues les pionnières dans la messagerie instantanée et le phoning par Internet.M. Czerniak et autres Talpions, comme se nomment les diplômés, ont créé des douzaines de ces compagnies au cours des dernières années, spécialisées dans l'équipement de sécurité, logiciels cryptés, matériel Internet de communication.
Beaucoup, comme M. Czerniak, sont partis à Silicon Valley.Mais les résultats ont posé question : les ressources du gouvernement doivent-elles enrichir des informaticiens millionnaires ? Le programme n'a pas réussi à créer une nouvelle génération de dirigeants militaires, disent les critiques. Les diplômés et les officiels Talpiot disent que moins d'une douzaine de Talpions, dans leurs souvenirs récents, ont accédé aux rangs supérieurs des Forces de Défense israéliennes. Les FDI ne révèlent pas le nombre de Talpions aux postes supérieurs.Certains des premiers partisans du programme demandent maintenant si c'est vraiment à l'armée, plutôt qu'à une université, d'entretenir quelques-uns des plus brillants esprits du pays – ce qu'un petit pays encerclé d'ennemis peut difficilement se permettre de gaspiller, disent-ils.
Ils reconnaissent aussi que le secteur technologique en plein essor, que Talpiot a aidé à créer avec ses gros salaires, pourrait travailler contre l'objectif du programme, à savoir retenir les diplômés dans l'armée. Les questions ont surgi lorsque la direction militaire d'Israël a fait l'objet d'enquêtes minutieuses sur le fiasco de l'été dernier contre le Hezbollah au Liban."Cette industrie de haute technologie brillante est un problème pour l'armée", dit Zohar Zisapel, 58 ans, considéré comme un père de l'industrie technologique israélienne. Son groupe RAD, basé à Tel Aviv, a lancé 28 compagnies technologiques au cours des dernières années, et six d'entre elles sont entrées au Nasdaq. "Elle fournit aux Talpions des opportunités que l'armée ne peut pas leur offrir", dit-il.
L'armée israélienne dit qu'elle a mieux réussi qu'elle pensait à retenir les diplômés du programme. "Nous pensons qu'il est excellent que ces gens, qui ont eu des postes importants dans l'armée, aillent ensuite contribuer au développement du secteur high-tech en Israël", disent les FDI dans un rapport.Contrairement aux diplômés de haut vol de Talpiot, le programme lui-même fonctionne pour l'essentiel secrètement. Au cours d'une rare visite récente au programme confidentiel, hébergé sur le campus de l'Université Hébraïque, les officiels n'ont pas révélé le travail réalisé pendant la phase militaire du programme et n'ont nommé les élèves officiers que par leurs initiales. Bien que ces élèves, qui comprennent quelques femmes dans chaque classe, restent la plupart du temps ensemble, ils partagent quelques cours avec d'autres étudiants du campus.Les racines de Talpiot remontent à la guerre de Yom Kippur de 1973, lorsque la Syrie et l'Egypte ont lancé des attaques sur les terres contestées détenues par Israël. Le conflit brisa la confiance d'Israël en ses prouesses militaires."C'était l'angoisse de cette guerre surprise – il y a eu tant de victimes", dit Shaul Yatsiv, professeur de physique de l'Université Hébraïque à la retraite, qui proposa l'idée de Talpiot avec un autre professeur de physique. M. Yatsiv, avec d'autres de la communauté de défense, argumenta qu'étant donné l'insuffisance de main d'oeuvre d'Israël et ses ressources naturelles limitées, son armée devait avoir l'avantage technologique.
Jeunes talents
Nombreux sont ceux dans l'armée qui étaient opposés à cette idée, arguant qu'on devait utiliser les jeunes talents du pays pour des missions plus urgentes que d'être pilotes ou officiers des services secrets.Après plusieurs années de débats, la direction militaire a accepté de lancer Talpiot, qui tire son nom d'un mot hébreu qui veut dire, approximativement, une structure bien construite. L'Université Hébraïque a accepté de l'héberger dans ses locaux. En 1979, la première classe de 25 élèves officiers a ouvert. Elles accueillent maintenant 50 élèves.Chaque année, le programme sélectionne les diplômés du baccalauréat les plus brillants en sciences et les soumet à trois années d'études épuisantes, payées par le gouvernement, suivies de six années d'emploi rémunéré dans l'armée. C'est le double du service militaire normal demandé aux Israéliens. Les Israéliennes font deux ans.Au lieu de servir dans des unités de combat, les élèves officiers de Talpiot sont chargés d'améliorer l'armement par l'innovation technologique et certains y parviennent. Avi Loeb, qui est entré à Talpiot au début des années 80, a développé une technique d'accroissement de la vitesse des projectiles de plus de 10 fois supérieure à celle qui existait, par propulsion électrique plutôt que par l'énergie chimique.En 1984, M. Loeb, qui avait alors 21 ans, a été sollicité pour présenter son projet à un officier militaire US en visite, qui s'est avéré être le chef de l'Initiative de Défense Stratégique du Président Reagan, programme de missile de défense connu sous le nom de Star Wars (Guerre des Etoiles, ndt). M. Loeb dit que l'officier, le Lieutenant Général James Abrahamson, a accepté d'accorder des subventions du gouvernement US pour le projet, qui s'est rapidement transformé en un groupe de 30 personnes dirigé par M. Loeb.
Le Lieutenant Général Abrahamson, maintenant à la retraite, n'a pas répondu aux demandes de commentaires.Une autre innovation Talpiot est venue d'Amir Beker, qui a quitté une école médicale pour participer au programme. Pendant son service militaire sous Talpiot à la fin des années 80, M. Beker avait appris que les pilotes d'hélicoptères souffraient de douleurs dorsales violentes dues aux vibrations pendant les vols. Pour créer un meilleur siège, il devait d'abord déterminer comment mesurer l'effet des vibrations sur les vertèbres humaines.Avec un collègue Talpiot, M. Beker dirigea une équipe qui a installé un siège témoin dans un simulateur d'hélicoptère, avec un trou dans le dossier.
Avec un stylo touchant le dos du pilote, l'équipe s'est servie d'un appareil de photo ultrarapide pour photographier les marques causées par les vibrations. Les chercheurs analysèrent les données mises sur ordinateur pour trouver le moyen de redessiner les sièges.Dans les premières années du programme, beaucoup de Talpions sont allés à l'université ou sont restés dans l'armée. "Nous n'avions à cette époque aucune idée des entreprises de technologie", dit M. Beker. "Seulement le désir d'aider notre pays."M. Beker, qui a maintenant 42 ans, a obtenu un doctorat de physique après le programme et a aidé au démarrage d'un collège privé d'études financières à Tel Aviv. M. Loeb, 45 ans maintenant, a poursuivi des études post-doctorat en astrophysique à l'Université de Princeton, et il est maintenant professeur d'astronomie à l'Université d'Harvard.Les activités des Talpions ont commencé à changer dans les années 1990, avec le boom des technologies.
Israël a commencé à développer sa propre culture de start-up, en partie par l'incitation fiscale pour l'établissement d'une industrie locale à capital-risque. Le pays a également bénéficié d'une profusion de talents venus de l'étranger, et en premier depuis l'Union Soviétique en plein effondrement. Parmi le million de juifs russes qui est arrivé –augmentant la population d'un cinquième- il y avait des scientifiques et des ingénieurs très bien formés.Au cours de l'actuelle décennie, l'argent US a coulé à flot.
En 1999, Capital Sequoia, la firme à capital-risque de la Silicon Valley qui a investi dans Yahoo Inc. et dans Google Inc., a ouvert un bureau près de Tel Aviv. Elle a maintenant cinq partenaires sur place gérant près de 400 millions de $ de fonds dédiés aux start-ups israéliennes. La firme à capital-risque Accel Partners a consacré à Israël environ 35% des 500 millions de $ destinés à l'Europe et au Moyen-Orient, après l'ouverture d'un bureau à Londres en 2000.Aujourd'hui, le pôle se trouve au nord de Tel Aviv et près d'Herzliya – il héberge des avocats, des firmes à capital-risque et des start-ups – et évoque l'atmosphère des centres technologiques US comme la Silicon Valley et la Route 128 à Boston, jusqu'aux cafés où se traitent les affaires. Certains l'appellent Silicon Wadi, d'après le mot hébreu qui désigne le lit d'une rivière asséchée."Prendre des risques, réaliser qu'il n'y a pas de problème à échouer une fois ou deux, vouloir s'établir à son compte et faire bouger les choses – c'est très difficile", dit Moshe Mor, un des associés de Greylock Partners, un groupe de capital-risque Walthan, Mass. qui a un bureau en Israël. "Ces attitudes prévalent dans la Silicon Valley et en Israël".Environ 30 diplômés Talpiot reviennent chaque année pour deux jours de tests en vue de sélectionner la prochaine classe, sur un groupe d'environ 100 inscrits, constitué par les meilleurs résultats obtenus chaque année à un test passé par les premiers des diplômés des lycées du pays.Pendant un après-midi venteux d'hiver, dans un bâtiment de pierre de quatre étages terne où résident les 150 élèves officiers de Talpiot, sur le campus de l'Université Hébraïque, les deux jours de sélection démarrent.
Les Talpions commencent par séparer les inscrits en groupe de 10 dans différentes salles de classe. Un psychologue, qui a participé à l'élaboration des exercices, passe silencieusement au milieu des groupes.Dans une des salles, les 10 inscrits, le symbole ailé du programme ornant le dos de leurs t-shirts bleus, ont plusieurs minutes pour finir leur tâche. Sans avertissement, un Talpion leur dit qu'ils ont moins de temps que ce qui était prévu. A d'autres moments, on leur demande soudain de changer de rôles."Il faut bouger ! Il faut bouger !" crie l'un des candidats aux autres membres du groupe. Après quelques minutes, un Talpion arrête l'exercice. La durée prévue a déjà expiré et il veut savoir pourquoi ils n'ont pas surveillé le temps. L'idée n'est pas qu'ils aient la bonne réponse, mais comment ils se débrouillent pour la trouver –et tester leur créativité, et leurs aptitudes sociales et au commandement.Les finalistes se présentent devant un jury – professeurs, chefs militaires et autres officiels – qui leur demande des explications sur des questions comme la théorie de la relativité et comment marche le chauffage solaire.Missiles à Haifa Certains des sélectionnés par Talpiot disent que le plus dur, c'est de réaliser qu'ils passeront leur service militaire à faire de la recherche, et non à combattre. Pendant la guerre d'Israël avec le Hezbollah au Liban l'été dernier, les missiles ont plu sur la partie nord du pays, atteignant des villes, jusqu'à 30 miles à l'intérieur du pays, dont Haïfa.
Les élèves officiers disent que des amis et des familles du secteur ont dû abandonner leurs maisons."Tous nos amis faisaient la guerre, et nous, nous étions ici, à préparer nos examens", dit un élève officier en 3ème année à Talpiot, assis dans sa chambre. Des affiches de groupes de rock et du personnage de Kramer, de la série "Seinfeld", couvrent les murs. "J'avais honte de ne pouvoir rien faire." Un autre élève, dans la chambre, avec une barbe sombre bien dessinée, dit qu'il a dû se convaincre que "les changements que nous allons réaliser sont beaucoup plus importants que tout ce que nous aurions pu faire dans une unité de combat."Pendant le dîner à la cafétéria, les élèves officiers se plaignent que les soldats, en particulier les pilotes de chasse, sont beaucoup plus populaires auprès des filles que les "mordus d'informatique". Mais ils pensent que c'est en train de changer, au fur et à mesure que les histoires de haute technologie deviennent plus courantes.Le commandant de Talpiot, le Major Roy Shefer, dit qu'il essaie de combattre la tendance à partir vers le milieu high-tech en instillant aux cadets le sens du devoir envers son pays. Il a récemment emmené sa classe de première année visiter les camps de concentration nazi en Pologne."Nous les voyons comme une ressource nationale, et nous voulons déterminer comment ils peuvent contribuer au mieux à l'Etat", dit le major Shefer, un homme de 28 ans aux lunettes à l'épaisse monture.
Toutefois, il reconnaît qu'il est difficile de résister à l'attrait du secteur privé. Il se demande quelquefois si le pays, et en particulier l'armée, bénéficie autant qu'ils devraient, du programme. "Certains commandants ont des tanks", dit-il. Il fait un signe de la tête vers les photos d'identité des 150 cadets de Talpiot, collées au tableau noir sur le mur à côté de son bureau. "Moi, je les ai".DoutesLe co-fondateur de Talpiot, le Professeur Yatsiv, dit qu'il a des doutes au sujet du programme. Il n'y a pas de preuve que les cadets ne pourraient pas recevoir une meilleure formation ailleurs, dit-il. "Personne ne sait si nous développons de l'ingéniosité – ou si tout ça pousse naturellement chez les gens". Ca lui est égal que les diplômés s'enrichissent, mais il dit que s'ils ne travaillent pas pour le pays, "Israël ne devrait pas investir son argent sur eux."Aharon Beth-Halachmi, qui a participé à la création de Talpiot comme brigadier général chargé de la recherche militaire et du développement des armes dans les années 1970, dit que l'approche Talpiot est nécessaire pour un petit pays. "Ce que nous démontrons, c'est qu'il n'y a pas besoin de beaucoup de monde pour faire des découvertes majeures, mais juste des bonnes personnes.", Aujourd'hui, il gère sa propre firme à capital-risque depuis des bureaux proches d'un hôtel au bord de la mer que sa compagnie possède à Tel Aviv.Mr. Czerniak, de Metacafe, suggère que l'armée pourrait retenir les Talpions en gérant leurs carrières avec plus de soin. M. Czerniak et sa classe ont été entraînés au parachutisme, à conduire des blindés et à se servir d'une variété d'armes, et il a réalisé son rêve d'enfance en devenant pilote de combat.
Il avait envisagé de travailler sur un projet de radar de combat de plusieurs millions de dollars, mais il dit qu'un supérieur l'a plutôt encouragé à devenir instructeur de vol. Les Forces de défense israélienne disent que pour elles, la priorité est d'utiliser les Talpions à leur potentiel maximum.Après avoir fini son service en juillet 2003, M. Czemiak a été recruté pour aider au lancement de Metacafe, d'abord dans le sous-sol de la maison de sa grand-mère près de Tel Aviv, puis dans un grand appartement, et maintenant sur tout l'étage d'un grand immeuble dans le centre de Tel Aviv. En un après-midi, les employés, vêtus de jeans et de t-shirts, la plupart entre 20 et 30 ans, ont emménagé les bureaux, en bois léger et séparés par des vitres.Mr. Czerniak, qui a ouvert en novembre dernier le bureau de Palo Alto de la compagnie, a sollicité son réseau Talpiot pour de nouvelles recrues.
Il y a un an, M. Czerniak a embauché Ido Safruti, un Talpion qui a terminé la formation en juillet dernier, pour diriger le bureau de Tel Aviv. Talpiot est "un environnement très agressif, extrêmement compétitif et très stressant", dit M. Czerniak. "C'est la raison pour laquelle nous embauchons parmi nous, c'est une garantie."M. Beker, qui a mis au point le siège d'hélicoptère, a lui aussi le virus de la start-up.
Il y a trois ans, il a commencé à travailler à temps plein pour une nouvelle compagnie, Biological Signal Processing Ltd. qui développe des logiciels informatiques dont il dit qu'ils peuvent tester des maladies cardiaques pour un dixième du prix des méthodes prévalentes. Après avoir été mise sur le marché boursier de Tel Aviv l'an dernier, la compagnie a ouvert un bureau de vente et de marketing à Rockville, Maryland.Le directeur de recherche et développement de la compagnie est aussi un Talpion. Bien que la plupart des diplômés ne soient pas impliqués dans la défense d'Israël, M. Beker pense que leur rôle dans l'économie du pays est très important pour la survie d'Israël. "Ce que nous faisons génère de nouvelles idées et solutions", dit-il. "Ce qu'une guerre aura beaucoup de mal à balayer."
Article original en anglais, PACBI, 9 juillet 2007.
Traduction MR pour ISM, 15 juillet 2007.
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