Champs de la mort. Les agriculteurs afghans font la récolte de l'opium qui sera transformé en héroïne
Mail Online, Craig Murray, 21 juillet 2007
Le 64ème soldat britannique est mort cette semaine en Afghanistan. Le caporal Mike Gilyeat a été enterré. Toutes les bonnes choses ont été dites sur ce brave soldat, tout comme sur la tendance actuelle. On aurait dit qu’un ou plusieurs collègues à lui le suivront la semaine prochaine.
La montée alarmante du taux de pertes dans les troupes britanniques en Afghanistan, jusqu'à dix pour cent, a conduit à des discussions cette semaine, au sujet de s’il pouvait être honnête de le comparer au taux de pertes de la Seconde Guerre mondiale.
Mais la question clé est la suivante : Pourquoi nos militaires meurent-ils ? Il existe plusieurs réponses spécieuses à cela : pour apporter la démocratie et le développement en Afghanistan ; pour aider le gouvernement du président Hamid Karzaï dans sa tentative de rétablir l'ordre dans le pays ; pour combattre les Talibans et empêcher la propagation de l'Islam radical au Pakistan.
Mais ces réponses résistent-elles à une analyse approfondie ?
Il est trop facile d'accepter l’idée inconsistante que ce serait une « bonne » guerre en Afghanistan, alors que ce serait en Iraq une « mauvaise » guerre, une bévue. La cause de ce point de vue n’est pas irrationnelle. Il y avait une logique à attaquer l'Afghanistan après le 11/9.
L’Afghanistan était en effet le quartier général d'Oussama Ben Laden et de son organisation. Ils avaient été installés et financés par la CIA pour combattre les Soviétiques de 1979 à 1989. Par comparaison, l'attaque contre l'Irak, qui était un ennemi d'Al-Qaïda et ne présentait aucune menace pour nous, était manifestement déraisonnable quant à sa justification officielle.
C’est pourquoi l'attaque contre l'Afghanistan a bénéficié d’un sentiment public de légitimité bien plus grand. Seulement, l'opération visant à éliminer Ben Laden est une chose. Six ans d'occupation en sont manifestement une autre.
Le chef des forces armées afghanes, le général Abdul Rashid Dostum
Peu de gens semblent bouleversés par l’idée exprimée officiellement, que notre occupation de l'Irak [Afghanistan ? ndt] pourrait durer des décennies.
Menzies Campbell, le leader libéral démocrate, a déclaré sottement que la guerre est « gagnable » en Afghanistan.
L’Afghanistan n'a pas été gagné militairement par l'Empire britannique à l'apogée de son hégémonie. Il n’a pas été vaincu par Darius ou Alexandre, par le Shah, le Tsar ou les Grands Moghols. Il n’a pu l’être par 240.000 troupiers soviétiques. Mais, qu’essayons-nous précisément de gagner ?
L’occupation a opéré en six ans une énorme transformation en Afghanistan, un développement si colossal qu'il a augmenté le PIB afghan de 66 pour cent et représente 40 pour cent de l'économie entière. D’après toutes les normes, il s’agit d’un exploit étonnant. Pourtant, nous ne le claironnons pas sur les toits. Pourquoi ?
La réponse est la suivante. Cette réalisation est la plus grande récolte d'opium que le monde n’ait jamais vu.
Les Talibans avaient réduit à exactement zéro la production d'opium. Mais je ne voudrais point défendre leurs méthodes pour ce faire, qui impliquait l’élagage de morceaux de gens, souvent de bouts vitaux. Les Talibans étaient une bande de fous et de fanatiques religieux extrêmement désagréables. Mais l’une des choses auxquelles ils étaient violemment opposés, c’était l'opium.
C'est une vérité emmerdante que nos docteurs en manipulation ont réussi à occulter. Personne n'a jamais nié la sincérité du zèle religieux dingue des Talibans, et il y avait autant de chances qu’ils vous vendent de l'héroïne qu’une bouteille de rhum planteur.
Ils ont éradiqué le trafic d'opium, et appauvrie et chassé les seigneurs de la guerre trafiquants de drogues, dont les conflits et la rapacité avaient ruiné ce qui restait du pays après la guerre contre les Soviétiques.
C'est à peu près la seule chose de bien que vous pouvez dire des Talibans. Il y a plein de mauvaises choses à dire sur eux, mais l’interdiction du commerce de l'opium et des barons de la drogue est un fait indéniable.
Maintenant que nous occupons le pays, ça a changé. Selon l'Organisation des Nations Unies, 2006 a vu la plus grande récolte d'opium de l'histoire, pulvérisant le record précédent de 60 pour cent. Cette année sera même meilleure.
Notre réussite économique en Afghanistan va bien au-delà de la simple production d'opium brut. En fait, l'Afghanistan n'exporte plus du tout d'opium brut. Nous avons réussi ce que nos efforts d'aide internationale demandent instamment de faire à tout pays en développement. L'Afghanistan s’est engagé dans des opérations industrielles et de « valeur ajoutée. »
Il n’exporte plus d'opium aujourd'hui, mais de l'héroïne. L'opium est transformé en héroïne à l'échelle industrielle, pas dans des cuisines, mais dans des usines. Les millions de litres de produits chimiques nécessaires au processus sont expédiés par camions-citernes en Afghanistan. Sur le chemin de l'usine, les camions-citernes et les camions d'opium en vrac se partagent la route. Elle a été élargie par l'aide zunienne, avec des troupes de l'OTAN.
Comment cela a-t-il pu se produire, et à pareille échelle ? La réponse est simple. Les quatre plus grands acteurs du business de l'héroïne sont tous de hauts responsables du gouvernement afghan, du gouvernement que nos soldats protègent, pour qui ils se battent et meurent.
Quand nous avons attaqué l'Afghanistan, la Zunie a bombardé depuis le ciel pendant que la CIA payait, armait et équipait les seigneurs de la guerre trafiquants de drogue, en particulier ceux regroupés dans l'Alliance du Nord, pour conduire l'occupation du terrain. Nous avons bombardé les Talibans et leurs alliés jusqu’à ce qu’ils se soumettent, tandis que les seigneurs de la guerre entraient en scène pour demander leur part. Puis nous les avons fait ministres.
Le président Karzai est un brave zouave. Jamais aucun de ses adversaires n’a été tué. Cela pourrait sembler peu important, mais c’est plutôt inhabituel dans cette région, et sans doute exceptionnel dans le cas d’un dirigeant afghan. Mais personne ne croit vraiment qu’il dirige le pays. Il a demandé à la Zunie d’arrêter sa dernière campagne de bombardements dans le sud, car elle a fait monter le soutien aux Talibans. La Zunie l'a simplement ignoré. Par-dessus tout, il n'a absolument aucun contrôle sur les seigneurs de la guerre parmi ses ministres et gouverneurs, chacun gérant son propre royaume avec le seul souci de s'enrichir personnellement grâce à l'héroïne.
La connaissance que j’ai de tout ceci vient du temps où j’étais ambassadeur britannique, de 2002 à 2004 dans l’Ouzbékistan voisin. Je me tenais sur le pont Friendship à Termez en 2003, et je regardais passer des jeeps avec des vitres teintées. Elles transportaient l'héroïne d'Afghanistan en route vers l'Europe.
Ndt : Ce pont avait été montré à la télévision française au début de la guerre, au moment où les forces occidentales étaient occupées à le réparer pour le renforcer.
Je regardais les camions-citernes de produits chimiques rugissant en Afghanistan.
Pourtant, je n’ai pu convaincre mon pays de faire quelque chose à ce sujet. Alexandre Litvinenko, l'ancien agent du KGB, aujourd’hui FSB, décédé à Londres en novembre dernier après avoir été empoisonné au polonium 210, avait eu la même frustration sur le même sujet.
Il existe un certain nombre de théories expliquant pourquoi Litvinenko a dû fuir de Russie. La plus populaire concerne son soutien à la théorie selon laquelle des agents du FSB auraient posé des bombes dans des immeubles de Russie pour attiser un sentiment anti-tchétchène.
Mais la vérité est que ses découvertes sur le trafic d'héroïne ont mis sa vie en danger. Litvinenko travaillait pour le KGB à Saint-Pétersbourg en 2001 et 2002. Il s'est intéressé à la grande quantité d'héroïne venant d'Afghanistan, en particulier du fief du chef des forces armées afghanes (maintenant), le général Abdul Rashid Dostum, dans le nord et à l'est de l'Afghanistan.
Dostum est un Ouzbek, et l'héroïne passe sur le pont Friendship, d'Afghanistan en Ouzbékistan, où elle est prise en charge par le populaire président, Islam Karimov. Elle est ensuite expédiée dans des balles de coton jusqu'à la ligne de chemin de fer vers Saint-Pétersbourg et Riga.
Les jeeps d’héroïne vont du général Dostum au président Karimov. Le Royaume-Uni, la Zunie et l'Allemagne ont tous investi des sommes importantes pour donner l'équipement de contrôle et de détection le plus sophistiqué au centre de douane ouzbek de Termez, pour arrêter l'héroïne qui traverse.
Mais les convois de jeeps circulant entre Dostum et Karimov font tout simplement des signes en direction de l'installation.
Ayant découvert leur destination à Saint-Pétersbourg, Litvinenko a été abasourdi par l'implication au plus haut niveau, des autorités de la ville, de la police locale et des services de sécurité. Il a rapporté tout cela en détail au président Vladimir Poutine. Poutine est naturellement de Saint-Pétersbourg, et la personne nommée par Litvinenko était parmi ses plus proches alliés politiques. Litvinenko avait gravement merdé. C'est pourquoi il a dû fuir la Russie.
J'avais peu de chance, comme Litvinenko, en essayant de déclencher une action officielle contre ce trafic d'héroïne. À la destination de Saint-Pétersbourg, il a découvert que les gens impliqués bénéficiaient d’une protection du sommet. En Afghanistan, le général Dostum est vital pour la coalition de Karzaï, et pour le faux-semblant occidental, d'un gouvernement stable et démocratique.
L'opium est produit dans tout l'Afghanistan, mais surtout dans les terres de Dostum, au nord et au nord-est. Encore une fois, les docteurs en manipulation du gouvernement ont essayé difficilement d’occulter ce fait. Ils ont fait observer que l'essentiel de l'héroïne est produit dans de petites régions du sud sous contrôle des Talibans. Mais ce sont les régions les plus désolées, rocheuses et incultivables. C’est une impossibilité matérielle de produire le gros de l’immense récolte d'opium là-bas.
À la tête de l'armée afghane et sous-ministre de la Défense, ce général Dostum est en soi le symbole de la faillite de notre politique. Dostum est connu pour avoir attaché des opposants aux chenilles d’un tank, puis roulé dessus. Il a entassé des prisonniers dans des conteneurs métalliques sous le soleil accablant, provoquant un grand nombre de morts par la chaleur et la soif.
Depuis que nous avons introduit la « démocratie » en Afghanistan, Dostum a ordonné à un député qui l’agaçait de rester cloué au sol (to be pinned down) pendant qu'il l’attaquait. Le plus triste, c’est que Dostum n'est probablement pas le pire de ceux qui forment le gouvernement Karzaï, ni parmi eux le plus grand passeur de drogue.
Notre politique afghane est encore victime de la vision simpliste du monde de Tony Blair et sa répartition naïve de tout conflit en « bons » et « méchants. » La vérité c’est qu'il y a rarement de bons types parmi ceux qui se disputent le pouvoir dans un pays comme l'Afghanistan. Décrire comme « bons » le gouvernement Karzai est absurde.
Pourquoi envoyons-nous toujours nos soldats mourir en Afghanistan ? Notre présence en Afghanistan et en Irak constitue le plus grand sergent recruteur de militants islamistes. Comme l’a fait remarquer avant sa mort, pendant la première guerre d'Afghanistan en 1841, le grand diplomate, lieutenant-colonel et aventurier, Sir Alexander Burnes, la campagne militaire en Afghanistan ne sert à rien car, à chaque fois que vous les battez, vous faites juste grossir leurs rangs. Notre vraie réussite jusqu’ici, c’est la baisse du prix de l'héroïne dans les rues de Londres.
Souvenez-vous de cet article la prochaine fois que vous entendrez un homme politique demander plus de troupes pour aller en Afghanistan. Et quand vous entendrez parler d'une autre vie de brave Britannique perdue là-bas, n'oubliez pas que vous pouvez ajouter aux chiffres des victimes toutes les jeunes vies ruinées, rendues misérables ou finies par l'héroïne au Royaume-Uni.
Eux aussi, sont victimes de notre politique afghane.
Original : www.dailymail.co.uk/news/article-469983/Britain-protecting-biggest-heroin-crop-time.html#ixzz0oTXeKNGO
Traduction copyleft de Pétrus Lombard
Notes du traducteur
Cet article est cité dans les références du dernier article de F. William Engdahl paru sur le Réseau Voltaire, « Washington et l’avenir du Kirghizistan : la sécurisation d’un pivot géostratégique. »
Voir aussi de l’ancien ambassadeur Craig Murray : « Les États-Unis contrôlent le trafic de l’héroïne afghane »
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