« Le mois du Ramadan, mois du jeûne, au cours duquel le Coran commença à être révélé, comme guidance pour les gens et preuve de bonne direction et de discernement ». (Coran 2 : 185)
Depuis plusieurs années maintenant, le mois de ramadan est devenu l’occasion d’un intense marketing visant à susciter le désir du consommateur-croyant musulman en lui proposant toutes sortes de produits. Du couscoussier trois pièces aux paquets de thé vert en passant par les plats préparés halals et les épices à « chorba », les poids lourds de la grande distribution font étalage de produits « spécialement » destinés au consommateur-croyant musulman. Depuis l’an dernier, des films publicitaires, ciblant spécifiquement la clientèle musulmane, sont diffusés sur les chaînes nationales alors que les campagnes d’affichage et les catalogues publicitaires se multiplient.
Cet étalage de produits à identité « musulmane » tient au fait que le marché « islamique » est devenu un enjeu considérable. Le seul marché de la viande halal en France est estimé à 5,5 milliards d’euros en 2010 et sur cette somme totale 4,5 milliards d’euros sont dépensés par les ménages. Au niveau mondial, ce marché est estimé à environ 500 milliards d’euros et au niveau européen il connaît une croissance d’environ 15% par an depuis plusieurs années. Dans une économie européenne connaissant une croissance faible, le nouveau marché « islamique » est une véritable aubaine pour le capitalisme qui cherche en permanence à créer de nouveaux marchés lui permettant de générer des profits substantiels.
Cette extension du marché à l’univers de l’islam participe du processus de réification global propre au système capitaliste. Le marché « islamique » devient un instrument destiné à étendre la sphère capitaliste à un espace non-marchand : l’espace de l’islam, de son imaginaire et de sa spiritualité.
Etudié par Georg Lukacs, le processus de réification tend à transformer l’ensemble du monde, dans sa dimension matériel et spirituel, en objet marchand soumis au primat du capital. Ce processus généralise les lois du marché dans les sphères non-marchandes et, par la même occasion, détruit la diversité culturelle, fait disparaître les particularismes, anéantit les pensées critiques ou désintègre les religions et les spiritualités. En cela, le capitalisme est porteur en lui-même d’une volonté de destruction, de mort, de tous les espaces non marchands.
Dans ce processus de réification, l’extension du marché à l’univers de l’islam ne peut se faire que par l’utilisation d’un paraître « islamique » anéantissant l’être musulman, c’est-à-dire d’une image de l’islam utilisée en dehors de la culture et de la spiritualité musulmane. Par ce processus de réification, le capitalisme tend à transformer le musulman, porteur d’une culture et d’une spiritualité, en consommateur d’images de l’« islam ».
Ce processus de réification finit par altérer l’identité spirituelle de l’islam dans son essence propre puisque la marchandise s’efforce de se transformer, par l’acte de consommation, en intermédiaire entre le croyant et son Créateur. L’acte de consommation se présente implicitement comme un acte de dévotion d’une « spiritualité » factice. De spiritualité, l’islam est transformé en objet de consommation et la marchandise devient une sorte d’objet de culte. Cet islam réifié est ainsi intégré dans ces panthéons du capitalisme que sont les grandes surfaces. Il est transformé en bijou que l’on porte, en habit que l’on revêt, en nourriture que l’on mange. Vidé de tout contenu spirituel et civilisationnel, l’islam fétichisé se transforme en objet de consommation que l’on achète, que l’on consomme et que d’autres vendent.
Toutefois, il existe une contradiction entre une partie des consommateurs-croyants musulmans vivant en France et les marchands d’« islamité ». Cette contradiction ne repose pas sur une remise en question de la logique de la réification qui transforme l’islam en marchandise. Cette logique n’est bien souvent même pas perçue en raison du discours masquant la marchandisation du monde par le capitalisme. Bien plus, cette logique est promue par certains au nom d’une sorte de « théologie islamique de la prospérité » qui tend à donner une caution islamique au capitalisme. La contradiction entre une partie des consommateurs-croyants et les marchands d’« islamité » s’exprime essentiellement au niveau des représentions des musulmans vivant en France.
Le consumérisme comme révélateur d’une aliénation
La représentation de l’islam et des musulmans proposée par les marchands d’« islamité » est souvent marquée du sceau d’un folklore orientaliste. Les catalogues publicitaires « spécial » ramadan parlent de semaine « orientale » ou de « mille et une saveurs » en utilisant une typographie faite d’arabesques afin de donner une saveur exotique à leurs réclames. Les produits proposés se veulent majoritairement évocateurs d’un « terroir » arabe ou maghrébin. Les pâtisseries « orientales », les sacs de semoule de 5 kilos ou les salades mechouia en pot mais aussi les services à thé et autres plats à « couscous » créent de fait un lien entre les musulmans vivant en France et des objets identifiés comme arabes ou maghrébins.
Parmi les musulmans vivant en France, pour ceux qui se définissent comme des « citoyens français de confession musulmane » ou comme des « français musulmans », ce lien les rattachant au monde arabe ou au Maghreb est problématique et objet de contestations. Se voulant avant tout français malgré leurs origines, ils refusent l’utilisation de typographies ou la mise en avant de produits renvoyant à l’islam et les musulmans à des éléments exogènes à la culture française. Récusant toutes spécificités culturelles liées à la culture arabe, les « français musulmans » veulent définir leur identité uniquement en référence à une nationalité et à une religion islamique réduite uniquement à sa dimension cultuelle. Concrètement, ils se reconnaissent dans les produits identifiés comme français, à condition qu’ils respectent les prescriptions islamiques, et non dans des produits identifiés comme arabes ou maghrébins.
Si cette contestation d’une identité dictée de l’extérieur est aisément compréhensible, la posture purement réactive consistant à se construire uniquement en réponse à des problématiques imposées par d’autres est elle-même symptomatique d’un malaise profond. Elle révèle une incapacité à construire, de manière autonome, son identité propre par une autodéfinition de soi. Cela est le signe même d’un statut de dominé n’arrivant pas à se poser comme être autonome et indépendant. La communauté musulmane se définit uniquement en réponse à une idéologie dominante qui, in fine, lui dicte ses actions et ses réactions. Vérifiant les propos d’Ibn Khaldoun affirmant que le vaincu imite toujours le vainqueur, les « citoyens français de confession musulmane » s’efforcent de copier les vainqueurs, les dominants, de la société dans laquelle ils vivent.
Le rejet d’éléments culturels identifiés comme arabes ou maghrébins est largement dépendant de l’image négative de ces cultures dans l’idéologie dominante régnant dans l’hexagone en raison, notamment, des traditions orientalistes et colonialistes de la France. Se positionnant à partir du point de vue orientaliste dominant qui représente la culture arabe comme violente ou machiste, les « français musulmans » veulent s’attacher à démontrer qu’eux-mêmes et l’islam ne sont pas liés à ces éléments culturels négatifs. Cette volonté de prise de distance avec des éléments identitaires perçus comme négatifs par l’idéologie dominante est d’autant plus prégnante lorsque les « français musulmans » cherchent à se distancier de la figure du travailleur immigré, véritable vaincu de la société capitaliste occidentale.
En effet, si une partie du monde arabe – essentiellement les pétromonarchies du Golfe du fait de l’image d’une « modernité capitaliste » version « islamique » qu’elles mettent en avant – peut-être regardée de manière relativement bienveillante, le travailleur immigré, dominé économiquement et culturellement, représente l’une des figures avec lesquelles les « citoyens français de confession musulmane » refusent d’être associés. Dans les représentations dominantes, le travailleur immigré est représenté comme un « être négatif » ne maîtrisant ni la langue ni les codes culturels de la société française et occupant une position subalterne économiquement. Pour prendre leurs distances avec cet « être négatif », les « français musulmans » mettent en avant leur identité et leur culture françaises contre l’immigré de culture exogène. Au niveau de la consommation, ils veulent consommer des produits différents de l’immigré recherchant des marchandises en lien avec sa culture et singulièrement, au niveau alimentaire, avec sa culture culinaire.
Le positionnement réactif des « français musulmans » montre leur aliénation vis-à-vis de la culture dominante par rapport à laquelle ils se définissent. Alors que les éléments culturels arabes et maghrébins sont parties intégrantes de l’identité culturelle de la communauté musulmane vivant en France, parce que celle-ci est née de l’immigration arabo-musulmane ayant commencé au début du XXème siècle, les « français musulmans » cherchent à nier une partie de l’histoire et de l’identité qui les constituent, car ils sont dépendants des représentations dominantes véhiculées dans la société française. Les réactions par rapport aux produits proposés durant le mois de ramadan sont révélatrices de cette aliénation propre à une communauté dominée incapable de se définir de manière autonome à partir de son histoire et de son patrimoine.
Face à la réification de l’islam par le capitalisme, à la transformation du jeûne du mois de ramadan en fête consumériste et à l’aliénation d’une communauté incapable d’être maîtresse de son identité, l’essence spirituelle du jeûne peut permettre de se libérer de ces différentes structures de domination pesant sur les musulmans. Cette essence spirituelle se trouve non pas dans le consumérisme marchand que cherche à imposer la civilisation capitaliste mais dans le souvenir du Créateur. Seul le retour à cette essence profonde du jeûne du mois de ramadan peut permettre aux musulmans de retrouver le souffle libérateur et créateur de l’islam des origines.
Youssef Girard
11 août 2010
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