A l'école de l'intifadha du peuple tunisien
Youssef Girard
« Ce n’est pas volonté de se battre seul et dédain de toute alliance. C’est volonté de ne pas confondre alliance et subordination » (Aimé Césaire, Lettre à Maurice Thorez)
Ces dernières semaines plusieurs manifestations de solidarité avec le peuple tunisien ont été organisées en France et singulièrement à Paris. La gauche française, dans ses diverses composantes, y a participé afin de manifester sa solidarité avec le peuple tunisien sur un mode « internationaliste » qui n'était évidemment pas dénué d'arrières pensées électorales. Ayant tous en tête les élections présidentielles et législatives de 2012, les divers acteurs de la gauche française misent sur le fait que leur présence ostensible dans des manifestations de solidarité avec un peuple du Maghreb leur assura les voix des descendants d'immigrés maghrébins. En raison de cela, ces manifestations furent l’occasion, pour toutes les organisations françaises de gauche, de se mettre en avant afin de séduire un électorat représentant plusieurs millions de voix. Malgré tous les effets déployés, certaines organisations de gauche ont eu bien du mal à masquer la tartuferie de leurs positions politiques respectives vis-à-vis de la révolution tunisienne.
Il est inutile de s'attarder longuement sur la position du Parti Socialiste dont les liens avec la dictature pro-occidentale de Zine el-Abidine Ben Ali étaient d'ordre structurel. Le Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD), qui en 2002 enrégimentait environ 1 700 000 adhérents (1), est membre de « plein droit » de l'Internationale Socialiste (IS) ce qui n'a jamais dérangé le moins du monde les « démocrates » du PS. Bien au contraire, certains d'entre eux avaient venté le « modèle » que constituait le régime de Ben Ali. Alliant libéralisme économique, alignement stratégique sur la politique internationale des puissances occidentales et occidentalisation poussée de la société, la dictature tunisienne représentait le type de « despotisme éclairé » dont les socialistes français rêvaient pour l’ensemble du monde arabo-musulman. En visite le 18 novembre 2008 à Carthage, Dominique Strauss-Kahn n'avait pas manqué de féliciter le président Zine el-Abidine Ben Ali pour la pertinence de ses choix économiques qui correspondaient à l’orientation doctrinale du FMI. « En Tunisie, les choses continueront à fonctionner correctement ! », avait-il alors prophétisé au cours de son allocution (2).
Hypocritement, les socialistes français ont essayé de faire oublier leurs liens structurels avec la dictature pro-occidentale de Zine el-Abidine Ben Ali et du RCD en manifestant aux côtés des Tunisiens vivant en France contre le despote de Carthage. Les Tunisiens ne furent pas dupes de ces manœuvres de dernière minute qui ne pouvaient cacher le soutien antérieurement apporté à la dictature de Ben Ali par le PS. Les Tunisiens ont exprimé ouvertement leur hostilité envers ces soutiens opportunistes de la vingt-cinquième heure. Lors d'un meeting tenu le 13 janvier à la Bourse du Travail à proximité de la place de la République à Paris, le représentant du PS, Razzy Hammadi, fut copieusement hué par un public en grande majorité composé de Tunisiens. Pour eux, il n’était pas question de donner quitus à la perfidie du PS.
N'ayant pas de liens organiques avec la gauche française, une grande partie des Tunisiens présents à ce meeting exprima aussi son opposition à la monopolisation de la parole par les représentants des organisations françaises de gauche durant une grande partie de la manifestation. Dans la salle, des slogans tels que « la parole aux Tunisiens » ou « c'est nous les Tunisiens » furent scandés par une partie du public pour exprimer son exaspération face à la confiscation de la parole tunisienne par les fraternalistes français de gauche. Une semaine auparavant, lors du rassemblement du 6 janvier à la Fontaine des Innocents à Paris, ces organisations françaises de gauche avaient déjà largement monopolisé la parole.
Après la fuite du tyran de Carthage, cette gauche coloniale a continué ses basses manœuvres pour contrôler le mouvement de soutien à la révolution tunisienne en France. Ces organisations n'hésitèrent pas à se placer dans le peloton de tête lors de la manifestation parisienne du 15 janvier alors que des organisations tunisiennes qui luttaient depuis des années contre la dictature de Ben Ali et dont les militants ont été les premières victimes de la répression, furent reléguées en milieu de cortège. Profondément imbu d'idées coloniales, cette gauche se pense autorisée à marcher devant les seuls acteurs légitimes pour ouvrir cette manifestation : le peuple tunisien et ses organisations qui, en Tunisie et en exil, ont lutté contre la dictature pro-occidentale de Zine el-Abidine Ben Ali et du RCD.
Non contente de monopoliser la parole ou de prendre la tête des manifestations, cette gauche coloniale s'est aussi arrogée le droit de formuler à la place des Tunisiens les idées devant porter leur révolution. Au cours du meeting du 13 janvier, certains fraternalistes de gauche n'ont pas hésité à expliquer aux Tunisiens quelles devaient être leurs revendications ou leurs modes d'action pour mener leur révolution. Faisant preuve d'un fraternalisme suranné, ces délégués de la gauche coloniale se pensent comme les juges et les guides universels de révolutions qu'ils ne feront sans doute jamais dans leur propre pays en raison des risques qu'elles comportent. Ils se considèrent comme les esprits devant diriger les corps des Tunisiens qui luttent sur le champ de bataille. Cette attitude est révélatrice d’une perception du monde marquée du sceau de la culture occidentale de la suprématie. Il faut être profondément imbu d’idées coloniales et persuadé de sa supériorité d’occidental pour se croire autoriser à donner des leçons, depuis les confortables estrades d'une capitale européenne, à un peuple qui s'est soulevé malgré la répression policière, a renversé un tyran et est en train de mener sa révolution.
Cette auto-conviction suprématiste confine à la bouffonnerie caractérisée lorsque l'on garde en mémoire l'histoire récente de cette gauche coloniale apathique et défraîchie. Les mêmes qui s'autorisent à donner des leçons au peuple tunisien, appelaient au « maintient de l'ordre » durant la révolte des banlieues en 2005 car il ne s'agissait pas de soulèvements contre l'humiliation quotidienne mais d'agissements « de voyous ou de trafiquants » (3). Les mêmes qui pensent pouvoir dicter leurs idées à un peuple ayant renversé un autocrate, ont été dans la totale incapacité de faire reculer leur propre gouvernement « démocratique » durant la réforme des retraites. Et ce ne sont là que deux exemples récents des manquements de cette gauche atonique. Au regard de cette histoire peu glorieuse, la dernière chose dont le peuple tunisien ait besoin, c'est bien des conseils avisés d’une gauche coloniale paternaliste, décadente et incapable.
Il serait temps que la gauche occidentale décide enfin de se réveiller de son profond sommeil, de secouer son vieux cerveau hémiplégique, pour s'apercevoir que le monde a définitivement changé. Il est irrémédiablement révolu le temps où l'Homme occidental imprimait ses idées « lumineuses » dans les cerveaux et plaçait ses « grands » mots dans les bouches d'une petite « élite » colonisée aux ordres. Cet ordre du monde a été irrévocablement enterré sous les décombres du monde colonial. Alors que la gauche française arrête ses vaines et stériles gesticulations et qu'elle adopte la seule attitude encore acceptable : garder le silence et se mettre à l'école de l'intifadha du peuple tunisien.
La gauche coloniale 'ala barra.
Youssef Girard 19 janvier 2011
Références :
1) Manaï Ahmed, « La Tunisie après le referendum de mai 2002 : chronique d’un statu-quo annoncé », 26 octobre 2002, URL: http://www.legrandsoir.info/La-Tunisie-apres-le-referendum-de-mai-2002-chronique-d-un-statu.html. L'auteur décrit le RCD comme « un outil de contrôle et de mobilisation des masses ». 2) Vidéo de l'intervention du Dominique Strauss- Kahn: http://www.youtube.com/watch?v=xEA9X6j7b_U&feature=player_embedded 3) Lutte ouvrière, 4 novembre 2005, cité par Bouamama Saïd, « Extrême gauche et luttes de l’immigration post-coloniale », in. Boubeker Ahmed et Hajjat Abdellali, Histoire politique des immigrations (post)coloniales, France, 1920-2008, Paris, Ed. Amsterdam, 2008, page 247
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