Quel obscur pacte Nicolas Sarkozy espérait-il conclure, en 2008, avec le dictateur syrien Bachar el-Assad ? Alors que les forces de sécurité syriennes continuent de réprimer dans le sang les manifestations, Mediapart publie une série de documents inédits qui prouvent que le marchand d'armes Ziad Takieddine, soupçonné de financement politique occulte par le juge Van Ruymbeke dans l'affaire Karachi, a été, entre 2007 et 2009, l'homme-orchestre du rapprochement entre la France et la Syrie et l'introducteur du président français auprès du chef de l'Etat syrien.
Le point culminant de ce travail de l'ombre aura été la visite, en juillet 2008, de Bachar el-Assad à Paris, suivie de celle, en septembre de la même année, de Nicolas Sarkozy à Damas. Ziad Takieddine a été le principal organisateur de ces déplacements qui avaient déjà légitimement provoqué un tollé en France compte tenu des atteintes aux droits de l'homme imputées au régime syrien.
En contrepartie, Ziad Takieddine a pris part à des négociations menées par le groupe français Total en Syrie, avec l'appui politique de Nicolas Sarkozy, selon des notes et courriers internes au groupe pétrolier en notre possession.
Comme en Libye, le marchand d'armes se plaçait ainsi parmi les intermédiaires incontournables du régime syrien pour les sociétés françaises et tout à la fois comme le représentant officieux de l'Etat français auprès des Syriens. Il escomptait ainsi décrocher des commissions occultes en échange de l'obtention de gisements pétroliers ou gaziers.
Confirmant des liens avec Ziad Takieddine, le groupe Total assure toutefois qu'il n'a opéré aucun versement direct ou indirect en sa faveur s'agissant de projets en Syrie. L'Elysée, de son côté, n'a pas donné suite à nos sollicitations.
Comme dans les dossiers saoudien et libyen, c'est l'actuel ministre de l'intérieur, Claude Guéant, alors secrétaire général de l'Elysée, qui s'est chargé de mettre en scène le scénario, écrit par Takieddine, du rapprochement puis de la lune de miel franco-syrienne. Claude Guéant passait alors pour un «homme exceptionnel» aux yeux de Bachar el-Assad, reconnaissant de sa «réhabilitation» sur la scène internationale grâce à la France, à en croire les écrits de M. Takieddine.
Notes confidentielles, éléments de langage, traductions, organisations de déplacements à Damas, rencontres secrètes avec des émissaires syriens dans des capitales européennes... Pour le compte de l'actuel ministre de l'intérieur, Ziad Takieddine a joué le rôle d'un véritable conseiller de l'ombre, toujours disposé à court-circuiter la diplomatie officielle du Quai d'Orsay très peu pro-syrienne – le ministre des affaires étrangères était alors Bernard Kouchner.
Les premières interventions du marchand d'armes pour l'Elysée sur le dossier syrien se sont cristallisées, fin 2007, autour du règlement de la crise politique libanaise née de l'assassinat du président Rafic Hariri deux ans plus tôt.
Des débuts difficiles
Dès janvier 2008, Ziad Takieddine, sur lequel pèse aujourd'hui le soupçon d'un financement illicite de la campagne présidentielle d'Edouard Balladur en 1995, se fait le porte-voix direct de Nicolas Sarkozy. Les pourparlers s'engagent plutôt mal – l'impasse politique est alors totale au Liban du fait de l'attitude syrienne –, mais ils s'amélioreront une fois la crise dénouée en mai 2008, après l'élection d'un nouveau président libanais.
Dans un compte-rendu de visite à Damas (voir ci-dessous), où il a rencontré, le 1er janvier 2008, des responsables syriens, Ziad Takieddine note ainsi que l'objet de sa «visite se résume comme suit»: «Signifier aux responsables syriens l'amertume du président Sarkozy vis-à-vis de l'échec des initiatives successives que la France a entamées. Cette amertume est à la dimension des espoirs et de la confiance qu'avait mis le Président dans la crédibilité de la Syrie.»
«Il est évident, poursuit la note, que toute chose qui se passe est imputée à la Syrie et que la France a tout fait malgré ceci pour éviter de les tenir responsables de tout.»
Dans sa note de janvier 2008, M. Takieddine parle au nom du président français: «Le Président Sarkozy souhaite qu'il n'y ait aucune ambiguïté. Il veut absolument faire élire un Président de la République au Liban. Il souhaite élire un Président consensuel choisi par les Libanais. Il souhaite aussi que ce Président de la République puisse être un homme d'envergure et un homme qui n'a pas d'animosité avec la Syrie, qui sera approuvé par les Syriens et leurs alliés.»
«Ceci est la position de la France», affirme, péremptoire, Ziad Takieddine, soudainement devenu l'ambassadeur secret de l'Elysée.
Quelques jours plus tard, le 17 janvier 2008, le marchand d'armes rencontre à Berlin le ministre des affaires étrangères de la Syrie, Walid al-Moallem, pour lui faire part une nouvelle fois de la position de la France. Dans un compte-rendu rédigé le lendemain, M. Takieddine écrit que son«interlocuteur» tient à «confirmer la confiance totale» dans la «démarche»de la France.
Le 12 février, Ziad Takieddine commet une note mystérieusement titrée «La Substance» (reproduite page suivante). Objectif: rendre la Syrie respectable, même si la chose n'est pas aisée. «Les dernières déclarations ont instauré une situation laissant croire à une ambiguïté sur la position de la France, notamment à travers les interventions répétées du Ministre des Affaires étrangères (Bernard Kouchner, NDLR), qui seraient sujettes à des interprétations remettant en cause les démarches avec la Syrie», rapporte le marchand d'armes.
Il poursuit: «Il convient de confirmer l'élément essentiel adopté par le pouvoir au plus haut niveau, représenté par Monsieur Claude Guéant, comme étant indispensable pour jouer un rôle important dans toute solution régionale et internationale, notamment à partir du Liban.»
Les secrets du coup de fil Sarkozy/Assad
Parmi les «plans d'action» relayés par Takieddine figurent, pêle-mêle, un«accord avec la France, sur la proposition de la France, pour la fourniture de l'énergie nucléaire civile / AREVA» et un accord franco-syrien afin de «faire entrer le Hamas dans les négociations avec Israël».
Pour autant, la situation politique libanaise est, à cette époque, toujours chaotique. Ce qui agace la France. De retour de Damas, où il a notamment rencontré les 12 et 13 février le ministre al-Moallem, le marchand d'armes relève dans un compte-rendu que «les Syriens (...) se sont sentis obligés de se résoudre au fait qu'ils n'ont plus grand-chose à espérer de l'initiative française à la suite des déclarations anti-syriennes» de Nicolas Sarkozy et Bernard Kouchner.
En mars et avril 2008, au plus fort de la crise politique libanaise, marquée par d'énormes difficultés institutionnelles pour faire élire un nouveau président de la République, Ziad Takieddine continue d'envoyer de nombreuses notes à l'Elysée. Finalement, une issue est trouvée entre les différents partis politiques libanais. Le 28 mai 2008, Michel Sleiman est élu au poste suprême. C'est le début du réchauffement des relations entre Paris et Damas.
Dans une note (non datée) consacrée aux «relations France-Syrie après l'élection du Président au Liban», Ziad Takieddine écrit: «La Syrie souhaite que la France entre par la grande porte dans la région après une longue absence.»
Et les éloges du dictateur Assad à l'égard du président français ne tardent pas: «La confiance du Président Assad est totale, vu la qualité, le dynamisme, et la volonté du Président Sarkozy à assumer ce rôle pour la France. Il trouvera en Syrie un partenaire efficace jouant son rôle d'acteur très important dans cette région.» Les nuages commencent à se dissiper dans le ciel franco-syrien.
Le 30 mai 2008, Ziad Takieddine rédige une note «confidentielle» faisant état du contenu d'une «conversation téléphonique» entre Nicolas Sarkozy et le dictateur Bachar el-Assad, conversation à laquelle le marchand d'armes a, de toute évidence, assisté personnellement, ou dont il a été informé du contenu. La lune de miel est cette fois totale, à en juger par la lecture du document.
La note du 30 mai commence ainsi: «Le Président Sarkozy, par égard pour la Syrie et le rôle qu'elle a tenu dans le dénouement de la crise libanaise, a souhaité confirmer son estime pour la Syrie et donner à sa visite à Damas un caractère exclusif et officiel, en la dissociant de sa visite éclair prévue au Liban.»
Il est alors évoqué l'organisation d'une visite du président français en Syrie à la suite d'une venue de Bachar el-Assad en France. «Le Président Sarkozy a tenu, également, à l'occasion de l'appel téléphonique au Président Assad, confirmer à ce dernier son invitation au Sommet des Pays de la Méditerranée, fixé le 13 juillet prochain à Paris, et le convier, à ses côtés, au défilé du 14-Juillet.»
Un mot pour Guéant: «Amitiés - Ziad»
Immédiatement, il est question de marchés, de contrat, d'argent: «Le Président français a souligné la volonté de la France de voir des projets réalisés dans divers domaines économiques.» Deux domaines sont cités par Nicolas Sarkozy, l'«aviation» et le «pétrole». Cela tombe bien: il se trouve que l'or noir n'est pas complètement étranger aux intérêts du conseiller occulte préféré de l'Elysée, Ziad Takieddine, comme nous allons le voir. Le mélange des genres, cautionné par le sommet de l'Etat, ne peut que susciter des interrogations aujourd'hui.
Le note du 30 mai se termine sur la perspective d'une visite préparatoire de«C.G.» – Claude Guéant – en Syrie, «sous 15 jours». Celle-ci aura en effet lieu deux semaines plus tard, le 15 juin 2008. L'ancien secrétaire général de l'Elysée rencontre à Damas Bachar el-Assad.
Les documents récupérés par Mediapart nous apprennent aujourd'hui que ce déplacement de M. Guéant a été préparé de bout en bout par Ziad Takieddine. Avant son départ pour Damas, M. Guéant reçoit par exemple de M. Takieddine trois notes de travail, précédées d'un mot qui en dit long sur la proximité entre le marchand d'armes et l'actuel hôte de la place Beauvau: «Je vous souhaite un très bon voyage et un grand succès bien mérité (...) Pour tout ce que vous faites, pour tout ce que vous avez fait, pour tout cela un immense merci. Amitiés. Ziad.»
Si l'on en croit la littérature de Ziad Takieddine, Damas a prévu de réserver un accueil chaleureux au n°2 de l'Elysée. Dans une «note à délivrer personnellement à Monsieur Claude Guéant», on peut par exemple lire:«Conformément à l'initiative française du départ, la Syrie a tenu à maintenir et à renforcer des relations stratégiques et distinguées avec le Président Monsieur Nicolas Sarkozy, et de tourner la page des relations avec l'ancien Président Chirac.»
Le lendemain de la rencontre Guéant/Assad à Damas, immortalisée par plusieurs photographes, Ziad Takieddine s'entretient avec le ministre des affaires étrangères syrien, Walid al-Moallem. Dans une note datée du 16 juin 2008 adressée au n°2 de l'Elysée, le marchand d'armes écrit: «Votre visite et les rencontres effectuées à Damas, hier, ont été très positives et constructives. Elles constituent une étape essentielle dans le rapprochement franco-syrien.»
«Mon interlocuteur m'a fait part de leur détermination à développer les relations bilatérales entre la France et la Syrie, ce, dans tous les domaines», continue le document.
Claude Guéant se voit ensuite couvrir de compliments par la dictature...«Mon interlocuteur a tenu à confirmer l'excellente impression que M. Claude Guéant continue de faire au Président Assad, ainsi qu'à lui-même. Ils le considèrent comme un homme exceptionnel et c'est lui qui assurera les relations à un très haut niveau.»
Le marchand d'armes est plus que jamais l'émissaire exclusif de l'Elysée pour la Syrie, méprisant tous les canaux officiels en la matière. Le 7 juillet 2008, une semaine avant la venue en grande pompe à Paris de Bachar el-Assad, M. Takieddine se rend à Damas pour y rencontrer le dictateur en personne. Le message véhiculé par Takieddine est clair: l'invitation de Nicolas Sarkozy est «de la part de la France une tentative de ramener la Syrie au “bercail” occidental et démocratique». En contrepartie, «le chef de l'Etat syrien a besoin d'une relation de confiance personnelle avec le Président français», souligne la note.
Rien n'est laissé au hasard. Ainsi, Ziad Takieddine note-t-il que le leader syrien lui a affirmé que «de même que le Président Sarkozy est soucieux de la perception que l'opinion française aura de la visite du Président syrien en France, de même l'opinion arabe regarde avec beaucoup d'attention ce qui résultera de la visite».
Le pétrole syrien en ligne de mire
Pour préparer le terrain, Bachar el-Assad a accepté de donner une interview au Figaro, «remarquablement menée par M. Mougeotte», observe Ziad Takieddine dans sa note transmise à l'Elysée. Mediapart a déjà raconté les liens étroits entretenus par Etienne Mougeotte, le directeur des rédactions duFigaro, et le marchand d'armes. Ces liens ne sont manifestement pas inutiles quand il s'agit de donner une bonne image d'une dictature dans l'un des principaux quotidiens français.
Dans le foulée de la venue de Bachard el-Assad à Paris, Ziad Takieddine se rend de nouveau à Damas, le 17 juillet. Les échos sont excellents et laissent augurer la venue de Nicolas Sarkozy en Syrie, programmée pour les 3 et 4 septembre 2008, dans les meilleures conditions imaginables.
Il ajoute: «Le Président Assad estime qu'une nouvelle page des relations entre la France et la Syrie est désormais ouverte. Il estime que cela implique des actes forts des deux côtés.»
Aux yeux des Syriens, le déplacement du président français à Damas sera un«succès», comme en témoigne le compte-rendu rédigé par Ziad Takieddine (ci-dessous). «Le Président Assad est très satisfait d'avoir pu établir une relation personnelle avec le Président Sarkozy», poursuit l'homme d'affaires.
«Le Président Assad remercie la France pour son rôle déterminant quant à la position de la Syrie dans le “concert” international (...) Le Président Assad a bien noté que, d'une manière générale, la presse française, pour la première fois, a adopté un ton globalement très positif à l'égard de la Syrie, de son Président et de la visite du Président Sarkozy à Damas»,peut-on encore lire dans le document.
Surtout, les présidents Sarkozy et el-Assad ont scellé, début septembre à Damas, des accords pétroliers entre les deux pays, sur l'extension du permis de Deir Ez Zor, le lancement du projet «gaz» de Tabiyeh et la signature d'un accord-cadre qui ouvre la voix à des projets d'exploration et de production très ambitieux pour la France. Au cœur du dispositif se trouve le groupe Total.
Or, à la même période, Ziad Takieddine est en relations avec Total. La confusion des genres, autorisée par l'Elysée, paraît vertigineuse. Le 28 août 2008, soit une semaine avant la venue de Nicolas Sarkozy à Damas, Ziad Takieddine avait reçu d'un dirigeant de Total un document confidentiel sur les perspectives du groupe français en Syrie. De grands espoirs sont placés dans le déplacement de M. Sarkozy.
Le rapport affirme ainsi, dès sa première ligne, que «la visite du Président de la République en Syrie début septembre devrait être l'occasion de conclure, en présence des deux présidents, les accords suivants». Plusieurs projets pétroliers sont alors cités (voir ci-dessous).
«Le véritable enjeu, affirme Total, reste le démarrage effectif d'une coopération concrète avec les sociétés d'Etat sur un ou deux projets E&P (Exploration et Production, ndlr) identifiés (...). Ce point reste à concrétiser lors d'un entretien au plus haut niveau entre le Groupe et les autorités syriennes, avant ou en marge de la visite du PR (Président la République, ndlr) en Syrie.»
Il y a là de quoi ravir Ziad Takieddine. Huit jours seulement après le passage de Nicolas Sarkozy en Syrie, le 12 septembre 2008, M. Takieddine reçoit du directeur d'une compagnie pétrolière dénommée Gulf Regal Corporation, Hani Salaam, une proposition de partage 50/50 des bénéfices d'une coopération avec... Total en Syrie, comme l'atteste la lettre ci-dessous.«Nous avons tous les deux travaillé très dur pour participer à des projets commerciaux avec Total», écrit M. Salaam.
Les choses semblent décidément bien faites. Le 24 novembre de la même année, le directeur général de Total, Christophe de Margerie, écrit à l'associé de Takieddine, Hani Salaam, pour lui proposer un large partenariat en Syrie. Une copie de la lettre est même envoyée à Ziad Takieddine par un dirigeant de Total (ci-dessous). La boucle paraît bouclée.
Contacté, le groupe Total assure pourtant aujourd'hui qu'aucun versement n'a été opéré, dans le dossier syrien, en faveur de Ziad Takieddine ou de la société Gulf Regal Corporation, dont les projets de coopération «ont été abandonnés», affirme-t-on au sein du groupe pétrolier. Il n'en sera pas de même avec le pétrole libyen, comme Mediapart le racontera dans les prochains jours.
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