Par Mediapart.fr,
Le marchand d'armes Ziad Takieddine a bien prélevé sa dîme sur la
vente des sous-marins français au Pakistan. Il le niait farouchement
jusqu'à aujourd'hui. Mais la preuve, résultat des nombreuses
investigations bancaires des magistrats chargés du volet financier de
l'affaire Karachi, est arrivée du Liechtenstein.
Selon une commission rogatoire internationale revenue de Vaduz, que
Mediapart a pu consulter, M. Takieddine a reçu 28,5 millions de francs
(4,3 M€) sur l'une de ses sociétés, Fitzroy Estates Ltd,
en marge du contrat Agosta de vente de trois sous-marins à Islamabad
en 1994. Il s'agit de l'un des marchés conclus sous les auspices du
gouvernement d'Edouard Balladur et aujourd'hui suspects aux
yeux de la justice.
L'essentiel de l'argent – 24 millions de francs – a été encaissé par
M. Takieddine le 13 février 1995, trois mois avant le premier tour de
l'élection présidentielle, comme en témoigne le relevé de
comptes ci-dessous. Le reste a été perçu entre mai et juillet 1996.
La société Fitzroy reçoit ainsi sa dîme de la principale
société-écran, Mercor, qui servait de paravent aux intermédiaires dans
le contrat Agosta. Or, Fitzroy, sur laquelle ont transité d'autres
montants substantiels, a aussi été propriétaire, entre 1995 et 1998,
de la maison londonienne de M. Takieddine.
Mis en examen en septembre pour «complicité et recel d'abus de biens sociaux» dans le dossier des ventes d'armes au Pakistan et en Arabie saoudite, et, dans un dossier connexe,
pour «faux témoignage», Ziad Takieddine est
soupçonné d'avoir été le pivot d'un système de financement occulte du
camp de l'ancien premier ministre Edouard Balladur, et
de sa campagne présidentielle.
«Je n'ai rien à voir avec le Pakistan, je n'ai rien à voir avec des contrats et commissions», répétait encore M. Takieddine le 2 novembre, devant la presse, à la sortie d'une audition
avec le juge Van Ruymbeke. Les faits, pourtant, sont là, et lui ont été clairement exposés par le magistrat.
Chargés d'enquêter sur l'homme d'affaires depuis décembre 2010, les
juges ont entrepris de reconstituer l'écheveau du montage financier du
contrat Agosta, dont la complexité avait précisément pour
objectif de brouiller les pistes et d'effacer les traces
compromettantes. En vain.
L'enquête montre désormais, documents à l'appui, que l'argent noir du
marché Agosta a transité par de nombreuses sociétés implantées dans
plusieurs pays – le Luxembourg, l'île de Man, le Panama, le
Liechtenstein et Jersey –, qui sont autant de paradis fiscaux, avant
d'atterrir, en partie, sur les comptes personnels du marchand d'armes.
Takieddine : « Oui, c'était l'une de mes nombreuses sociétés »
Les flux financiers qui conduisent à Ziad Takieddine peuvent se
décomposer en quatre séquences. Quatre mouvements d'une même opération
que les magistrats qualifient “d'abus de biens sociaux”.
1) La Direction des constructions navales (DCN), entreprise
d'Etat qui construit les sous-marins vendus au Pakistan, verse une
enveloppe de commissions – 200 millions de francs pour la
seule année 1994 – à une société-écran basée au Luxembourg, Heine.
C'est cette société dont Nicolas Sarkozy, ministre du budget du
gouvernement Balladur, aurait supervisé et validé la
création,selon un rapport de janvier 2010 de la police luxembourgeoise.
- 2) La coquille Heine reverse l'essentiel des sommes à une deuxième société-taxi, Formoyle, domiciliée cette fois sur un confetti, l'île de Man.
- 3) L'argent repart vers une société panaméenne baptisée Mercor, gérée par un avocat suisse et dont l'ayant-droit économique est Abdul Rahamn El-Assir, l'associé de Ziad Takieddine dans les ventes d'armes. L'argent est déposé sur un compte ouvert au Liechtenstein à la VP Bank.
- 4) Mercor opère plusieurs virements vers une société contrôlée par Ziad Takieddine, Fitzroy Estates, qui détient un compte bancaire à Jersey, dans les îles anglo-normandes.
Le marchand d'armes est le «bénéficiaire économique» de Fitzroy et il ne le conteste pas. «Oui, c'était l'une de mes nombreuses sociétés», a-t-il
reconnu lors de son audition, le
19 octobre. Mais Ziad Takieddine a tenté de faire croire au magistrat
que l'argent en question correspondait à ses prestations dans un autre
marché d'armement qui intéresse la justice, le contrat
Sawari 2 avec l'Arabie saoudite.
«Ces paiements n'ont rien à voir avec l'Arabie saoudite», a sèchement rétorqué le juge durant l'audition. «Vous
avez déclaré n'avoir joué aucun rôle au Pakistan, ni avant, ni
durant, ni après le contrat Agosta. Comment expliquez-vous que votre
nom apparaisse à de multiples reprises lors des négociations liées à ce
contrat?», a insisté M. Van
Ruymbeke.
Sans explication convaincante, M. Takieddine a réaffirmé qu'il était étranger au contrat pakistanais.
Mais son ex-femme, Nicola Johnson, a récemment livré aux policiers une
anecdote – à ce jour jamais rendue publique – qui confond un peu plus
le marchand d'armes sur le Pakistan.
Le marchand d'armes, le yacht et Benazir Bhutto
Interrogée pendant plusieurs heures, le 30 août, par les enquêteurs de
la Division nationale des investigations financières (Dnif), Mme
Johnson a raconté comment son mari, ancien directeur de la
station de ski Isola 2000, est parvenu à s'immiscer dans les
négociations des ventes d'armes du gouvernement Balladur, entre 1993 et
1995, grâce à une double connexion amicale.
Ziad Takieddine s'est appuyé, d'une part, sur sa proximité avec
François Léotard, ministre de la défense sous Balladur, et, d'autre
part, sur son amitié avec un ancien camarade d'université
de Beyrouth, le marchand d'armes Abdul Rahman El-Assir.
« C'est M. El-Assir qui a mis Ziad dans le circuit de ces
contrats. C'est à partir de début 93-94 que j'ai vu les premiers hommes
politiques venir à la maison », a-t-elle indiqué.
Parmi les fréquentations politique de l'époque de Ziad Takieddine, il y
a notamment Renaud Donnedieu de Vabres (conseiller spécial du ministre
de la défense), Thierry Gaubert (membre du cabinet de
Nicolas Sarkozy au budget), Nicolas Bazire (directeur de cabinet
d'Edouard Balladur à Matignon). Les deux derniers, intimes de Nicolas
Sarkozy, sont actuellement mis en examen par le juge Van
Ruymbeke.
L'ex-femme du marchand d'armes a ensuite confié des souvenirs qui
semblent confirmer la participation de Ziad Takieddine aux pourparlers
de vente des sous-marins pakistanais. « C'est à
cette époque, s'est-elle souvenue, que Ziad s'est déplacé avec M. El-Assir à Islamabad voir Benazir Bhutto et son mari, Asif Zardari. »
La première fut chef du gouvernement pakistanais au moment de la
signature du contrat Agosta ; le second, son époux, marié à la faveur
d'un mariage arrangé, a été l'un des hommes politiques
pakistanais les plus corrompus dans ce dossier,comme le démontrent de nombreux éléments aujourd'hui entre les
mains de la justice.
Mieux, Nicola Johnson a précisé : « Personnellement, j'ai
rencontré Asif Zardari sur le yacht que El-Assir avait loué. C'était
dans le courant de l'été 1994. Ce bateau était à
Antibes. Ce bateau s'appelait Rosenkavalier. J'ai cru comprendre que M. Zardari était l'invité de M. El-Assir. »
« J'ai rencontré Benazir Bhutto et son mari Asif Zardari à Paris lors d'une visite officielle, en août ou septembre 1994, a tout de même admis M. Takieddine devant le
juge. J'étais allé accompagner M. El-Assir, à sa demande, pour une
visite de courtoisie. Je pense que cette rencontre a eu lieu à l'hôtel
Crillon. C'est la première fois que je les
rencontrais. » « M. El-Assir a bien loué un bateau, Rosenkavalier, mais que j'ai rencontré M. Zardari sur ce bateau, non », a-t-il contesté.
D'après l'enquête judiciaire, c'est précisément au mois de juillet
1994 que Ziad Takieddine et son associé El-Assir ont été imposés par le
gouvernement Balladur dans les négociations du contrat
Agosta, alors déjà bouclé.
Le contrat et les agendas qui accusent
En France, plusieurs témoins ont expliqué aux policiers le détail des
interventions de Ziad Takieddine dans les négociations du contrat
Agosta. Ancien vice-président de la DCN-I, la branche
commerciale de la DCN, Emmanuel Aris n'a pas hésité, par exemple, à
amener aux enquêteurs la copie de ses agendas de l'époque. A leur
lecture, il apparaît qu'au printemps et à l'été 1994,
c'est-à-dire dans la période même où Ziad Takieddine et son associé
Abdulrahman El-Assir ont été «imposés» dans Agosta, M. Aris les rencontrait très fréquemment (voir
ci-dessous un extrait de son agenda).
« La plupart de ces rendez-vous ont eu lieu au domicile de M. Ziad
Takieddine. Ainsi, à titre d'exemple, le 8 juin 1994, j'avais inscrit
son adresse dans mon agenda – à
savoir “4, avenue Raymond-Poincaré” au “4ème étage” – ainsi
que le code d'entrée de son immeuble: “714A9” », a même indiqué M. Aris dans un courrier adressé en juin 2010 à la justice.
Avant d'expliquer, le 16 juin 2010, les circonstances de sa première rencontre avec M. Takieddine: «Il
m'a déclaré qu'il venait me voir pour le contrat Agosta Pakistan, que
nous étions en
train de le perdre, que les Allemands revenaient en force, que nous
nous occupions mal du niveau politique, c'est-à-dire de Mme Buttho,
Premier ministre, et son mari Azif Zardari. Takieddine
proposait de remédier à cette lacune. Pour ce faire, il lui fallait un
accord de consultant de 6% pour couvrir les deux politiques
pakistanais.»
Dans un mémo explosif remis
aux autorités judiciaires au
printemps 2008, l'ancien directeur financier de DCN-I,
Gérard-Philippe Menayas, a, lui aussi, rappelé le rôle suspect de Ziad
Takieddine dans le contrat Agosta et sa « proximité
»d'alors avec le gouvernement Balladur.
« Je n'ai jamais rencontré M. Menayas, ni M. Castellan (PDG de DCN-I, la filiale commerciale de DCN - ndlr) », a juré Ziad Takieddine devant le juge Van Ruymbeke, le 19
octobre. « M. Aris est venu une fois chez moi (...) pour me parler de Sawari 2.» Seulement voilà, Emmanuel Aris n'a jamais eu à traiter du dossier saoudien Sawari 2, qui était
géré par un autre organisme d'Etat, l'office d'armement Sofresa. « M. Aris est un menteur », a conclu M. Takieddine.
Mais Emmanuel Aris est allé encore plus loin et a remis à la justice la première version d'un contrat liant la
sociétéoffshore Mercor et la Direction des constructions
navales (DCN), contresignée par M. Takieddine. L'intermédiaire s'est
défendu en prétendant que ce document était un faux et
que sa signature avait été contrefaite.
Une version définitive du contrat Mercor-DCN sera signée le 12
juillet 1994. Cette fois, le nom et la signature de Ziad Takieddine
n'apparaissent plus, laissant place à la seule société
Mercor et son représentant légal, l'avocat suisse Hans-Ulrich Ming, un
proche de El-Assir. Mais grâce à une commission rogatoire
internationale exécutée à Genève fin 2010, le juge Van Ruymbeke
s'est fait remettre l'original du contrat, qui dormait depuis seize
ans dans le coffre d'un notaire genevois, Me Pierre Natural.
La surprise fut de taille. Dans un procès-verbal daté du 3 février 2011, le juge écrit : « Constatons
que sous la signature de Maître Ming figure une trace de blanco.
Constatons qu'au
verso de la feuille et sous le blanco apparaît le cachet de M. Ziad
TAKIEDDINE. Constatons qu'il apparaît ainsi que le cachet et la
signature de Maître Ming ont été surajoutés, pour s'y substituer,
sur le cachet de M. Ziad TAKIEDDINE préalablement effacé par un trait
de blanco. »
Interrogé par les autorités suisses le 27 janvier 2011 à la demande du
juge Van Ruymbeke, le gestionnaire de Mercor, l'avocat Hans-Ulrich
Ming, a tenu Ziad Takieddine à bonne distance de ses
affaires. « Au mieux de mon souvenir, je n'ai jamais exercé de
mandat pour Ziad Takieddine ni ai été engagé avec lui dans des affaires
administratives ou commerciales. Par contre, je l'ai
rencontré à diverses reprises avec Abdul Rahman El-Assir », a-t-il indiqué au procureur de Genève, Jean-Bernard Schmid, qui l'a auditionné.
Grâce aux investigations conduites au Liechtenstein, les juges Renaud
Van Ruymbeke et Roger Le Loire ont désormais la preuve que Mercor avait
secrètement rétribué M. Takieddine. L'enquête vise
maintenant à chercher les bénéficiaires éventuels de
«rétrocommissions» gratifiées par le marchand d'armes.
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