Le Maghreb à l’heure des « islamistes modérés »
Par Mohamed Tahar Bensaada,
Comme
on pouvait s’y attendre la victoire prévisible du PJD aux élections
législatives marocaines, après celle du mouvement Ennahda en Tunisie, a
donné lieu à un flot de commentaires qui renseignent sur le degré
atteint par les mécanismes de persuasion et de désinformation à l’œuvre
dans les médias occidentaux et singulièrement français.
Si en Tunisie, le ton était à la fois au paternalisme et
à l’avertissement comme l’a illustré la déclaration de Sarkozy qui
mettait en garde contre toute « atteinte aux droits de l’Homme », au
lendemain des élections marocaines, le ton volontiers rassurant était
plutôt aux félicitations. Dans son message de félicitations à M6 au
lendemain des élections, Sarkozy a mis essentiellement l’accent sur le
« changement démocratique » dont cette élection est supposée être
porteuse.
Les médias et les intellectuels d’occasion n’ont pas été
du reste. Tout le monde a salué ce signe de changement censé donner une
caution aux « réformes constitutionnelles » de M6. L’édito du Monde
balaie d’un revers de main le taux d’abstention de 55% à cette élection
(il est vrai qu’il est moins fort que le taux d’abstention de la
dernière élection de 2007 qui était de 63% !). Mais aurait-il agi ainsi
si dans cette abstention ne se cachait pas aussi (et pas seulement) un
mouvement de désaffection populaire à l’égard de la « démocratie
royale » porté entre autres par le Mouvement du 20 février dans lequel
on trouve aussi bien des organisations de la société civile, de la
gauche radicale et du mouvement « Justice et bienfaisance » ?
A l’instar du Monde, la plupart des médias occidentaux
ne peuvent cacher leurs sentiments mitigés. Leur fonds de commerce
« démocratique » qu’ils ont enfin réussi à exporter dans quelques
contrées amies a subitement accouché de la victoire d’un courant qui
n’est pas nécessairement le plus sympathique à leurs yeux ! Qu’à cela ne
tienne ! En bons sportifs, ils cherchent à nous persuader des bons
côtés même s’ils n’oublient pas de nous rappeler les mauvais côtés.
Relisons l’édito du Monde du 28 novembre : « Sur
les questions "sociétales", et notamment celle, déterminante, du statut
de la femme, le PJD n’a pas caché ses options réactionnaires. Il a
lutté en vain contre la gauche et le Palais quand il s’est agi de
repousser l’âge du mariage des jeunes filles de 15 à 18 ans, de limiter
la polygamie et la tutelle des hommes sur les femmes de la famille.
Appelons cela comme on veut - conservatisme ou fondamentalisme -, mais
ne l’ignorons pas. »
Il ne faut pas l’ignorer mais cela ne doit nous empêcher
de voir l’ « essentiel ». Dans sa tentative de répondre aux défis de la
pauvreté et de la corruption, le PJD n’est pas tombé dans le
« radicalisme » et le « populisme » à l’œuvre dans les mouvements qui
traversent depuis quelques années l’Amérique latine et qui sont en
quête de développement autocentré et de programme sociaux alternatifs
qui passent, comme on le sait, par un contrôle draconien des activités
des multinationales occidentales. Non, le PJD, à l’instar d’autres
mouvements islamistes de la région, n’est pas tombé dans ce travers et
c’est l’essentiel. L’ « ouverture » légendaire du Maroc ne sera pas
remise en question. Ouf ! On respire du côté des rédactions bon-chic-
bon-genre parisiennes !
En effet, l’éditorialiste du Monde nous apprend que « Les
islamistes ont adapté leur discours à l’air du temps dans des sociétés
qui, comme l’est tout particulièrement le Maroc, sont généreusement
ouvertes sur le monde extérieur. Ils affichent leur détermination à
combattre la corruption. Ils accordent la priorité au "social". Ils
n’ont pas de doctrine économique précise - et sont souvent, en la
matière, très libéraux. ».
Le terme magique est lancé : « libéraux » ! C’est donc
cela qui explique que tous les médias sont unanimes à parler de la
victoire des « islamistes modérés » ? Les termes « modérés » et
« libéraux » sont donc devenus synonymes dans le nouveau dictionnaire de
la science politique française et on ne le savait pas ?
En fait, l’imposture intellectuelle est plus grave.
D’abord, on fait preuve de légèreté en cherchant à confondre
« modération politique » et « libéralisme économique » dans la mesure où
l’histoire contemporaine regorge d’exemples où l’un ne va
nécessairement pas avec l’autre comme l’illustrent les modèles
économiques libéraux qui se sont allègrement mariés à un autoritarisme
politique des plus musclés aussi bien en Amérique latine qu’en Asie du
sud-est.
Ensuite, la « modération » et le « libéralisme »
encensés le sont en fait pour des raisons que généralement les
éditorialistes ne divulguent pas et qu’il faut aller rechercher entre
les lignes. Le « libéralisme » qui vaut aux « islamistes » la sympathie
relative des médias et des intellocrates occidentaux signifie que ces
derniers ont montré patte blanche et qu’ils ne vont pas tomber dans le
« protectionnisme » et le « nationalisme économique » synonymes d’une
tentative de renégociation des rapports de dépendance qui lient leurs
pays aux centres du capitalisme mondial !
Et c’est ici qu’on peut découvrir le secret de ce
soudain et bizarre mouvement de sympathie pour le « changement
démocratique » marocain qui s’est emparé d’une presse pourtant
habituellement très réservée à l’endroit de tout ce qui touche à
l’Islam. La raison est très simple. La victoire du PJD, si elle reflète
une tendance lourde à l’œuvre dans tous les pays de la région en faveur
du discours islamique, ne s’intègre pas moins bien dans la stratégie du
palais, inspirée par les Occidentaux et les Israéliens, visant à
anticiper sur des mouvements de changement réel autrement plus profonds
et plus dangereux à la fois pour les équilibres makhzéniens et pour les
intérêts étrangers au Maroc.
La lecture hypocrite qui consiste à regretter le
caractère « réactionnaire » du discours du PJD sur les questions
sociétales en même temps qu’elle encense son caractère « modéré » sur
les plans économique et diplomatique cache tout simplement la
dialectique qui lie la première dimension à la seconde. En effet, c’est
parce qu’ils sont « modérés » à l’égard du système et de l’Empire que
ces « islamistes » peuvent s’avérer réactionnaires et violemment
opposés à un véritable changement social et culturel qui passe par la
rupture avec le système mondial et les classes-Etats qui lui sont soumis
à l’intérieur.
Le développent sociétal auquel aspirent les peuples de
la région signifie avant tout la fin de toutes les aliénations et c’est
pourquoi il est impossible à réaliser sans l’abolition de la première
des aliénations qui entrave la renaissance des sociétés musulmanes
depuis des siècles, l’aliénation de la souveraineté collective –
communauté, nation , région- au profit d’un système de domination qui
engendre sous-développement, dépendance et humiliation.
Ce système de domination complexe qui évolua à travers
les siècles jusqu’aux indépendances factices ou confisquées, la dynastie
alaouite, depuis le cruel Moulay Ismail qui a fondé son pouvoir royal,
dès le début du XVIIIe siècle, sur le massacre et la spoliation des
tribus locales par une armée de mercenaires jusqu’au régime de feu
Hassan II et de son héritier Mohammed VI qui ne doit son pouvoir relooké
mais toujours absolu qu’à la protection et à la complaisance des
Français, des Américains et des israéliens, n’a pas réussi à s’en
extraire. Et ce ne sont pas les « islamistes modérés » du PJD, résultat
d’un compromis boiteux entre aspiration populaire au changement social
et conformisme makhzénien, qui pourraient l’aider à réaliser cette
transformation dont la société marocaine est pourtant grosse comme
l’illustre le généreux mouvement du 20 février…
Le PJD pourra peut-être dépanner un palais en mal de
« légitimité chérifienne » en lui faisant cadeau d’une nouvelle caution
toute fraîche sous les dehors d’une nouvelle « légitimité religieuse »
dans laquelle la mobilisation du corpus théologico-politique est censé
venir au secours d’une institution traditionnelle en crise. Il reste à
savoir comment la « référence islamique » qui est censée être la valeur
ajoutée du PJD dans le nouvel espace constitutionnel marocain sortira
indemne de l’exercice concret de la gouvernance dans un contexte où les
rapports incestueux entre l’institution du « commandeur des croyants »
et un Makhzen qui a su se redéployer sous la forme de réseaux d’affaires
quasi-monopolistique tardent à être mis en cause.
Avec environ un quart des sièges au sein de la nouvelle
assemblée parlementaires (107 sur 395 sièges), le PJD ne peut gouverner
qu’avec les alliés de la Koutla (Istiqlal, USFP, PPS) c’est-à-dire avec
les partis traditionnels qui ont toujours su sauver le régime makhzénien
dans les périodes troubles comme au lendemain des coups d’Etat
militaires de 1971 et 1972 et lors de la « marche verte ».
Mais dans la conjoncture économique et financière
actuelle marquée par la contraction des marchés et des investissements
étrangers qui vient s’ajouter aux contraintes structurelles d’une
économie largement tributaire d’une division régionale et internationale
inégalitaire, que pourrait faire pareil gouvernement de coalition si ce
n’est aider le palais à traverser au mieux cette période difficile par
une meilleure gestion sociale de la misère qui pourrait s’avérer sévère
pour les couches sociales les plus touchées par la crise ? Sans doute,
la lutte contre la corruption et une meilleure politique sociale
seront-elles les bienvenues dans ce contexte. Mais dans un pays qui
dépend aussi cruellement de l’extérieur, ces avancées ne risquent-elles
pas d’être payées en retour par une plus grande pression sociale sur les
femmes et les jeunes sous le slogan démagogique de la « moralisation
des mœurs » ?
Reste le poumon économique que constitue le voisin
algérien dont la réouverture des frontières pourrait contribuer à
desserrer l’étau qui risque d’étouffer le système marocain. Dès
l’annonce de la victoire du PJD, son leader Abdelillah Benkirane a
déclaré qu’il faisait de la « normalisation » avec le voisin algérien sa
priorité. M6 a-t-il trouvé le joker qui lui manquait pour forcer la
main à son voisin d’ouvrir le robinet de la rente pétrolière pour que
tous les « frères maghrébins » puissent en profiter ? Sans doute les
pressions internationales sur le gouvernement algérien allant dans ce
sens vont-elles se multiplier.
On parle déjà d’une médiation qatarie à ce sujet. En
visite à Alger, le ministre français de l’Intérieur ne manquera pas
d’aborder ce difficile dossier avec les dirigeants algériens.
Paradoxalement, le régime algérien dont on dit (peut-être trop
rapidement) que le fait d’être désormais entouré par des gouvernements
« islamiques » (Tunisie, Maroc, sans parler de la Libye et sans doute
l’Egypte) le met sous une plus grande pression interne et externe et le
somme de s’ouvrir sous peine de disparaître, pourrait devenir l’arbitre
des changements en cours au Maghreb puisque c’est partiellement de sa
bonne « coopération » économique et financière que les maîtres d’œuvre
occidentaux de ce « changement démocratique » contrôlé attendent un
dénouement stabilisateur.
Même si des raisons de conservation politique peu
avouables pouvaient influencer ce nouveau cours maghrébin vers une plus
grande ouverture et une plus grande coopération pragmatique à défaut
d’intégration régionale, il n’en reste pas moins que dans le contexte
actuel, ce serait déjà un acquis non négligeable. En attendant que les
nouvelles élites en cours de formation dans la région acquièrent une
meilleure conscience des enjeux et une meilleure organisation adossée à
de solides alliances populaires en vue d’imposer un changement radical à
la hauteur des aspirations des peuples, loin des poncifs « libéraux »
et « islamistes modérés » servis sans retenue par une presse trop
occupée à vulgariser les analyses intéressées des cercles diplomatiques
et d’affaires qui la nourrissent…
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