Du bon usage synarchiste de la guerre civile en France
Il ne fait plus de doute pour grand monde que nous sommes actuellement dirigés par une élite enkystée dans les institutions, incapable d’entendre les cris de désespoir et de souffrance que lui adresse la population, tandis que les inégalités et la pauvreté s’installent en tous lieux, en France et ailleurs. Aucune réponse n’a été donnée aux différents coups de semonce adressés par la population au gouvernement, le 21 avril 2002, le 29 mai 2005, lors des émeutes de banlieues en 2005 et lors des manifestations contre le Contrat première embauche (CPE). Rien que de l’ignorance ou du mépris.
C’est dans ce contexte que Jacques Marseille, professeur d’histoire à la Sorbonne, choisit de sortir son livre Du bon usage de la guerre civile en France. Car pour lui, nous sommes face à une nouvelle guerre civile, la huitième de l’histoire de France, opposant les « abrités » et les « exposés ». Les sept précédentes débouchèrent systématiquement sur une « rupture », que surent imposer de grands hommes comme Charles V, Henri IV, Louis XIV, Napoléon 1er, Napoléon III et Charles De Gaulle. En décrivant ces sept exemples, Marseille s’applique à montrer pourquoi nous atteignons un point où une nouvelle « rupture » est nécessaire, pour sortir de l’immobilisme et retrouver le « bon sens », c’est-à-dire le « faire mieux en dépensant moins ».
Evitons de répondre à la tentation immédiate de critiquer l’amalgame que fait Jacques Marseille en alignant les tyrans de notre histoire avec les grands hommes qui contribuèrent à bâtir notre nation tout en élevant son caractère moral, et concentrons-nous plutôt sur sa conception de « rupture ». Car ce n’est pas là un thème nouveau, puisque Jacques Cheminade en avait fait l’idée centrale de sa campagne au premier tour des élections présidentielles de 1995 - il appelait alors à rompre avec l’ordre monétaire et financier du FMI et de la Banque mondiale -, tandis que Nicolas Sarkozy l’a repris, proclamant depuis quelque temps qu’il est l’homme de la « rupture », pour aller, lui, vers plus de « libéralisme » et de « flexibilité » anti-sociale.
L’archaïsme de notre système consiste, d’après Marseille, en son incapacité à s’adapter à la mondialisation. C’est notre code du travail, la sécurité sociale, bref, l’idée de protection sociale universelle, si chère à ceux qui conçurent le programme du Conseil national de la Résistance, qui immobilise notre société. Les baby-boomers, « bénis par l’histoire », légueraient ainsi une société endettée à leurs enfants, refusant tout changement et s’accrochant à leurs privilèges. De plus, des erreurs ont été commises qui font que la plupart des Français seraient aujourd’hui remontés contre la mondialisation : « Il fallait une singulière cécité à nos élites, de droite comme de gauche, pour imaginer que ce nouveau tiers état aux frontières élargies allait acquiescer au projet de constitution européenne. C’était proposer le plan de Necker pour panser les plaies de ceux qui débordaient de "doléances" ». Donc, pour Marseille, la Constitution européenne, c’est très bien, les réformes ultra-libérales, c’est très bien ; le problème, c’est l’incapacité des dirigeants à faire passer la pilule. Il faut tirer les leçons de notre histoire pour ne pas refaire les erreurs d’un Necker, et plutôt s’inspirer de Napoléon et des autres.
En effet, Napoléon sut rétablir l’ordre, et, même s’il est vrai qu’il y eut coup d’Etat et dictature militaire, il accomplit cependant de grandes avancées pour la France et posa « les masses de granit » : « Dès 1802, le budget est en équilibre et les frais de fonctionnement du système financier, essentiellement constitués des salaires des fonctionnaires, ne représentent que 3,5 % du total des recettes ordinaires. » De plus, il créa la Banque de France, « société privée par actions dirigée par des régents ». Pour Marseille, Napoléon avait parfaitement compris quelles étaient « les règles du bon sens » en matière de gouvernement : « Donner des garanties à la propriété et une certaine sécurité à l’économie. » Autrement dit, pas de banque nationale telle qu’il en existait à l’époque aux Etats-Unis pour financer les grands projets, et pas d’idée leibnizienne de « recherche du bonheur » dans la Constitution, mais plutôt une conception de l’Etat défenseur des propriétaires, dans la tradition de John Locke, qui voulait d’ailleurs inscrire cette notion dans la Constitution américaine.
On n’est donc pas étonné de voir ensuite Marseille affirmer que la mondialisation du XIXème fut bénéfique face au problème de paupérisation : « Le règne de Napoléon III est considéré comme une période décisive marquée par l’essor du marché, l’ouverture au monde, bref la naissance d’une France en rupture de ban avec les archaïsmes. » Certes, il est vrai qu’il y eut deux coups d’Etat en 1852 et 1860 ; certes, il est vrai que ce dernier fut un véritable coup d’Etat contre la France, établissant le traité de libre-échange signé avec la Grande-Bretagne et initiant l’entente - la soumission - cordiale. Mais Napoléon III sut améliorer le sort de la classe « industrieuse » et enrichir la nation. Allons, n’ayez pas peur de la mondialisation...
On retrouve ici cette manière hypocrite de mettre la responsabilité sur la peur des gens pour les culpabiliser. C’est ce qu’avait fait la synarchie - et Marseille fait de même - après la « divine surprise » de mai-juin 1940, faisant porter le chapeau de la « débâcle » à l’immobilisme de la population et des institutions. Avant la guerre, De Gaulle dénonçait, lui, avec insistance, la mauvaise volonté de certains dans l’appareil militaire et d’Etat pour la préparation à cette guerre prétendument inéluctable. Même hypocrisie quand Marseille veut faire passer l’idée que De Gaulle était partisan de la mondialisation - « c’était l’ouverture internationale et l’acceptation résolue de la construction européenne » -, alors qu’il était un fervent défenseur d’un protectionnisme éclairé et d’un dirigisme d’Etat, tout en défendant l’idée d’une Europe « de l’Atlantique à l’Oural », c’est-à-dire un développement mutuel entre Etats-nations souverains.
La conclusion sous-jacente de Jacques Marseille est qu’une « rupture » ultra-libérale est inévitable puisque, d’après sa vision « objective », notre histoire est faite ainsi ; quelqu’un de courageux doit savoir « châtier les égoïsmes » et briser l’ordre des privilèges en place, c’est-à-dire celui des « abrités » de la fonction publique et du système de protection sociale, puis adapter la France à la grande marche de la mondialisation, par l’orthodoxie financière, à travers un Etat fort - « bonapartiste » - au service de la féodalité financière. Evidemment, pas question d’une « rupture » avec l’ordre financier et monétaire mondial. Et qu’importe que ce soit la « rupture » façon Sarko ou façon Ségo, l’air du temps - ou la synarchie - saura imposer les choses, même si des coups d’Etat s’avèrent malheureusement nécessaires...
M. Marseille est un escroc intellectuel, car sous un air de « je ne fais que rapporter l’histoire, en toute objectivité », il justifie une idéologie - qui rejoint la théorie de l’ « exécutif unitaire » des néo-conservateurs américains (voir Nouvelle Solidarité n°2 du 27 janvier 2006) - en biaisant tout ce qui peut justifier sa thèse et en écartant le reste. Que l’Institut d’études politiques de Paris Sciences-Po en ait fait son professeur d’histoire des idées économiques est révélateur de la chute morale de nos institutions. Aller cracher sur les tombes de Colbert et de Carnot, confondre la cause de Louis XI et celles de Louis XIV et Napoléon III, serait-il devenu un sport permettant de réussir ses examens et de faire carrière ? Si l’on consulte les ouvrages de MM. Balladur et Séguin, adeptes du même type de confusion historique, il faut bien répondre « hélas, oui ! »
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